Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/781

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pauvre misérable, assis près du poêle, les deux bras étendus sur une table, la tête entre les deux bras, et le visage enseveli sous ses longs cheveux en désordre. Au bruit de nos pas, il relève un peu le front et nous jette de côté un regard farouche ; mais à peine a-t-il reconnu mon compagnon, que la stupéfaction, la joie, l’orgueil, l’attendrissement éclatent sur sa figure. Tout tremblant, il se lève, vient à nous et n’a que la force de prendre la main que lui tendait le grand poète, et de la baiser. La conversation fut de la part de Lamartine un mélange charmant de bonté de père et de bonté de poète. Il parla à Lebailly de ses vers, il lui en répéta même quelques-uns ; une sœur de charité n’aurait pas si bien fait. Après un quart d’heure, il se leva, et voyant que le malade voulait nous accompagner jusqu’à la porte : « Prenez mon bras, lui dit-il, et appuyez-vous sur moi. » Nous traversâmes ainsi cette longue salle entre deux rangées de malades, les uns debout au pied de leur lit, les autres assis, les autres levés sur leur séant, tous se découvrant à notre passage. Ce grand nom avait mis tout l’hôpital en rumeur. Lebailly jetait à droite et à gauche des regards étincelants qui semblaient dire : « C’est mon ami, je lui donne le bras. » Il pleurait, il riait, il ne souffrait plus. Une fois dans sa voiture, Lamartine, après un moment de silence, me dit : « Ce pauvre jeune homme est bien malade, mais il n’est pas à la veille de mourir. De longs soins lui seront encore utiles ; joignez cela à ce que vous lui donnerez. » Il me tendit un billet de cinq cents francs. Trois jours après, quelle fut ma stupéfaction en apprenant que lui-même était poursuivi pour une somme