Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/791

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le sens divin du mot ; son œuvre est un admirable paysage sans ciel.

Mais ce poète tout terrestre, tire de sa communication, je dirais presque de sa communion avec la terre, des accents d’un pathétique incomparable. Personne, depuis Racine dans le second acte de Phèdre, n’a fait parler à la passion un langage à la fois aussi entraînant et aussi naturel. De vraies larmes coulent de ses yeux ! de vrais sanglots soulèvent sa poitrine ! Victur Hugo est plus grand, Lamartine plus divin, mais A. de Musset est plus humain.

Deux hasards singuliers m’ont permis de pénétrer dans le secret de sa méthode de travail et dans le secret de son génie. Je le rencontrai un jour au Palais-Royal, au moment des représentations d’Adrienne Lecouvreur. La pièce lui plaisait beaucoup. Il me vanta surtout deux scènes qu’il m’attribuait et qui n’étaient pas de moi. La conversation ayant passé d’Adrienne à Scribe ; « Je place Scribe très haut, me dit-il, mais il a un défaut, il ne se fâche jamais contre lui-même. ― Que voulez-vous dire par là ? ― Je veux dire, que quand Scribe commence une pièce, un acte, ou une scène, il sait toujours d’où il part, par où il passe, et où il arrive. De là sans doute un mérite de ligne droite, qui donne grande solidité à ce qu’il écrit. Mais de là aussi, un manque de souplesse et d’imprévu. Il est trop logique ; il ne perd jamais la tête. Moi, au contraire, au courant d’une scène, ou d’un morceau de poésie, il m’arrive tout à coup de changer de route, de culbuter mon propre plan, de me retourner contre mon personnage