Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/99

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lui dis-je ; et je pars. Huit jours après je reviens. ― « T’ai-je raconté, me dit-il, ma rencontre et ma conversation avec Louis XVIII, au musée du Louvre ? ― Votre rencontre, oui ; mais non votre conversation. ― Elle a été courte, mais assez curieuse. L’aide de camp m’ayant nommé à lui, le roi me fit signe de m’approcher, et me dit un mot bienveillant sur L’Abbé de l’Epée. Moi, qui sais son goût pour Horace, je lui ripostai par un vers de son poète favori, qui se trouvait une allusion assez délicate à son goût pour les arts. Il sourit, et je m’éloignai avec un salut respectueux. » Quelques jours plus tard, je le trouve dans son cabinet, avec le sourire sur les lèvres. ― « T’ai-je raconté, me dit-il, ma conversation avec Louis XVIII ? ― Quelques mots à peine. ― Oh ! nous nous sommes dit des choses… très intéressantes. Une citation d’Horace a engagé la partie. Puis, tu comprends bien qu’on n’a pas toujours un roi pour interlocuteur, et ma foi… le vieux libéral s’est lancé ! Et je lui ai adroitement glissé quelques vérités qu’il n’est pas habitué à entendre ! Il a répondu !… J’ai répondu à mon tour !… » Et là-dessus le voilà qui me raconte tout un dialogue, avec répliques, ripostes, interruptions ; sur quoi, sa femme entrant, et écoutant : ― « Mon Dieu ! Bouilly, lui dit-elle, que tu es donc cachotier ! Tu ne m’as jamais dit un mot de cette conversation. ― Par une bien bonne raison, répondit-il en éclatant de rire, c’est que je l’ai arrangée ce matin, dans mon lit, en rêvassant, et que je viens de faire la scène pour Ernest. »

Il est pour les auteurs dramatiques un moment terrible à passer ; c’est entre cinquante et soixante ans,