Page:Leibniz - Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1921.djvu/248

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Théophile. Pourquoi donc n’y point chercher aussi l’essence des genres et des espèces ?

14. Philalèthe. On sera moins surpris de m’entendre dire que ces essences sont l’ouvrage de l’entendement, si l’on considère qu’il y a du moins des idées complexes, qui dans l’esprit de différentes personnes sont souvent différentes collections d’idées simples, et ainsi ce qui est avarice dans l’esprit d’un homme ne l’est pas dans l’esprit d’un autre.

Théophile. J’avoue, Monsieur, qu’il y a peu d’endroits où j’aie moins entendu la force de vos conséquences qu’ici, et cela me fait de la peine. Si les hommes diffèrent dans le nom, cela change-t-il les choses ou leurs ressemblances ? Si l’un applique le nom d’avarice à une ressemblance, et l’autre à une autre, ce seront deux différentes espèces désignées par le même nom.

Philalèthe. Dans l’espèce des substances, qui nous est [la] plus familière et que nous connaissons de la manière la plus intime, on a douté plusieurs fois si le fruit qu’une femme a mis au monde était homme, jusqu’à disputer si l’on devait le nourrir et baptiser ; ce qui ne pourrait être si l’idée abstraite ou l’essence, à laquelle appartient le nom d’homme, était l’ouvrage de la nature et non une diverse et incertaine collection d’idées simples, que l’entendement joint ensemble et à laquelle il attache un nom après l’avoir rendue générale par voie d’abstraction. De sorte que dans le fond chaque idée distincte, formée par abstraction, est une essence distincte.

Théophile. Pardonnez-moi que je vous dise, Monsieur, que votre langage m’embarrasse, car je n’y vois point de liaison. Si nous ne pouvons pas toujours juger par le dehors des ressemblances de l’intérieur, est-ce qu’elles en sont moins dans la nature ? Lorsqu’on doute si un monstre est homme, c’est qu’on doute s’il a de la raison. Quand on saura qu’il en a, les théologiens ordonneront de le faire baptiser et les jurisconsultes de le faire nourrir. Il est vrai qu’on peut disputer des plus basses espèces logiquement prises, qui se varient par des accidents dans une même espèce physique ou tribu de génération ; mais on n’a point besoin de les dérerminer ; on peut même les varier à l’infini, comme il se voit dans la grande variété des oranges, limons et citrons, que les experts savent nommer etdistinguer. On le voyait de même dans les tulipes et œillets, lorsque ces fleurs étaient à la mode. Au reste, que les hommes joignent telles ou telles idées ou non, et même que la nature les joigne actuellement ou non, cela ne fait rien pour les essences,