Page:Leibniz - Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1921.djvu/262

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l’autre. Il y a des poissons qui ont des ailes, et à qui l’air n’est pas étranger, et il y a des oiseaux qui habitent dans l’eau qui ont le sang froid comme les poissons et dont la chair leur ressemble si fort par le goût qu’on permet aux scrupuleux d’en manger durant les jours maigres. Il y a des animaux qui approchent si fort de l’espèce des oiseaux et de celle des bêtes qu’ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies tiennent également des bêtes terrestres et aquatiques. Les veaux marins vivent sur la terre et dans la mer ; et les marsouins (dont le nom signifie pourceau de mer) ont le sang chaud et les entrailles d’un cochon. Pour ne pas parler de ce qu’on rapporte des hommes marins, il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance et de raison que quelques animaux qu’on appelle hommes ; et il y a une si grande proximité entre les animaux et les végétaux que, si vous prenez le plus imparfait de l’un et le plus parfait de l’autre, à peine remarquerez-vous aucune différence considérable entre eux. Ainsi jusqu’à ce que nous arrivions aux plus basses et moins organisées parties de la matière, nous trouverons partout que les espèces sont liées ensemble et ne différent que par des degrés presque insensibles. Et lorsque nous considérons la sagesse et la puissance infinie de l’auteur de toutes choses, nous avons sujet de penser que c’est une chose conforme à la somptueuse harmonie de l’univers et au grand dessein aussi bien qu’à la bonté infinie de ce souverain architecte que les différentes espèces des créatures s’élèvent aussi peu à peu depuis nous vers son infinie perfection. Ainsi nous avons raison de nous persuader qu’il y a beaucoup plus d’espèces de créatures au-dessus de nous qu’il n’y en a au-dessous, parce que nous sommes beaucoup plus éloignés en degrés de perfection de l’être infini de Dieu que de ce qui approche le plus près du néant. Cependant nous n’avons nulle idée claire et distincte de toutes ces différentes espèces.

Théophile. J’avais dessein dans un autre lieu de dire quelque chose d’approchant de ce que vous venez d’exposer, Monsieur ; mais je suis bien aise d’être prévenu lorsque je vois qu’on dit les choses mieux que je n’aurais espéré de faire. Des habiles philosophes ont traité cette question, uirum detur vacuum formarum, c’est-à-dire s’il y a des espèces possibles, qui pourtant n’existent point, et qu’il pourrait sembler que la nature ait oubliées. J’ai des raisons pour croire que toutes les espèces possibles ne sont point compossibles dans l’univers, tout grand qu’il est, et cela non seulement par rapport aux