Page:Leibniz - Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1921.djvu/436

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leur adversaire est plus adroit, mais ils ne laissent pas d’être persuadés de la justice de leur cause. Et si l’on peut envelopper des raisonnements fallacieux dans le syllogisme, il faut que la fallace puisse être découverte par quelque autre moyen que celui du syllogisme. Cependant je ne suis point d’avis qu’on rejette les syllogismes ni qu’on se prive d’aucun moyen capable d’aider l’entendement. Il y a des yeux qui ont besoin de lunettes ; mais ceux qui s’en servent ne doivent pas dire que personne ne peut bien voir sans lunettes. Ce serait trop rabaisser la nature en faveur d’un art auquel ils sont peut-être redevables. Si ce n’est qu’il leur soit arrivé tout au contraire ce qui a été éprouvé par des personnes qui se sont servies des lunettes trop ou trop tôt, qu’ils ont si fort offusqué la vue par leur moyen qu’ils n’ont plus pu voir sans leur secours.

Théophile.Votre raisonnement sur le peu d’usage des syllogismes est plein de quantité de remarques solides et belles. Et il faut avouer que la forme scolastique des syllogismes est peu employée dans le monde, et qu’elle serait trop longue et embrouillerait si on la voulait employer sérieusement. Et cependant, le croiriez-vous ? je tiens que l’invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de l’esprit humain et même des plus considérables. C’est une espèce de mathématique universelle dont l’importance n’est pas assez connue ; et l’on peut dire qu’un art d’infaillibilité y est contenu, pourvu qu’on sache et qu’on puisse s’en bien servir, ce qui n’est pas toujours permis. Or, il faut savoir que par les arguments en forme je n’entends pas seulement cette manière scolastique d’argumenter dont on se sert dans les collèges, mais tout raisonnement qui conclut par la force de la forme, et où l’on n’a besoin de suppléer aucun article ; de sorte qu’un sorite, un autre tissu de syllogismes qui évite la répétition, même un compte bien dressé, un calcul d’algèbre, une analyse des infinitésimales, me seront à peu près des arguments en forme, puisque leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu’on est sûr de ne s’y point tromper. Et peu s’en faut que les démonstrations d’Euclide ne soient des arguments en forme le plus souvent ; car quand il fait des enthymèmes en apparence, la proposition supprimée et qui semble manquer est suppléée par la citation à la marge, où l’on donne le moyen de la trouver déjà démontrée ; ce qui donne un grand abrégé sans rien déroger à la force. Ces inversions, compositions et divisions des raisons, dont il se sert, ne sont que des espèces de formes d’argumenter particu-