Page:Leibniz - Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1921.djvu/58

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on leur donne ; mais ces personnes n’en ont guère, ou l’ont pour tout autre chose. Ils ne pensent presque qu’aux besoins du corps ; et il est raisonnable que les pensées pures et détachées soient le prix des soins plus nobles. Il est vrai que les enfants et les sauvages ont l’esprit moins altéré par les coutumes, mais ils l’ont aussi moins élevé par la doctrine, qui donne de l’attention. Ce serait quelque chose de bien peu juste, que les plus vives lumières dussent mieux briller dans les esprits qui les méritent moins et qui sont enveloppés des plus épais nuages. Je ne voudrais donc pas qu’on fit trop d’honneur à l’ignorance et à la barbarie, quand on est aussi savant et aussi habile que vous l’êtes, Philalèthe, aussi bien que votre excellent auteur ; ce serait rabaisser les dons de Dieu. Quelqu’un dira que plus on est ignorant, plus on approche de l’avantage d’un bloc de marbre, ou d’une pièce de bois, qui sont infaillibles et impeccables. Mais par malheur ce n’est pas en cela qu’on y approche ; et tant qu’on est capable de connaissance, on pèche en négligeant de l’acquérir, et on manquera d’autant plus aisément qu’on est moins instruit.



§ 1. Philalèthe. La morale est une science démonstrative, et cependant elle n’a point de principes innés. Et même il serait bien difficile Je produire une règle de morale qui soit d’une nature à être résolue par un consentement aussi général et aussi prompt que cette maxime : ce qui est, est.

Théophile. Il est absolument impossible qu’il y ait des vérités de raison aussi évidentes que les identiques ou immédiates. Et quoiqu’on puisse dire véritablement que la morale a des principes indémontrables et qu’un des premiers et des plus pratiques est qu’il faut suivre la joie et éviter la tristesse, il faut ajouter que ce n’est pas une vérité qui soit connue purement de raison, puisqu’elle est fondée sur l’expérience interne, ou sur des connaissances confuses, car on ne sent pas ce que c’est que la joie et la tristesse.

Philalèthe. Ce n’est que par des raisonnements, par des discours et par quelque application d’esprit, qu’on peut s’assurer des vérités de pratique.

Théophile. Quand cela serait, elles n’en seraient pas moins