aucune difficulté à dire que l’âme puisse penser sans être jointe à un corps ?
Théophile. Pour moi je suis d’un autre sentiment, car quoique je sois de celui des cartésiens en ce qu’ils disent que l’âme pense toujours, je ne le suis point dans les deux autres points. Je crois que les bêtes ont des âmes impérissables et que les âmes humaines et toutes les autres ne sont jamais sans quelque corps : je tiens même que Dieu seul, comme étant un acte pur, en est entièrement exempt.
Philalèthe. Si vous aviez été du sentiment des cartésiens, j’en aurais inféré que les corps de Castor ou de Pollux b’pouvant être tantôt avec, tantôt sans âme, quoique demeurant toujours vivants, et l’âme pouvant aussi être tantôt dans un tel corps et tantôt dehors, on pourrait supposer que Castor et Pollux n’auraient qu’une seule âme, qui agirait alternativement dans le corps de ces deux hommes endormis et éveillés tour à tour : ainsi elle serait deux personnes aussi distinctes que Castor et Hercule pourraient l’être.
Théophile. Je vous ferai une autre supposition à mon tour, qui paraît plus réelle. N’est-il pas vrai qu’il faut toujours accorder qu’après quelque intervalle ou quelque grand changement on peut tomber dans un oubli général ? Sleidan (dit-on) avant que de mourir oublia tout ce qu’il savait : et il y a quantité d’autres exemples de ce triste événement. Supposons qu’un tel homme rajeunisse et apprenne tout de nouveau, sera-ce un autre homme pour cela ? Ce n’est donc pas le souvenir qui fasse justement le même homme. Cependant la fiction d’une âme qui anime des corps différents tour à tour, sans que ce qui lui arrive dans l’un de ces corps l’intéresse dans l’autre, est une de ces fictions contraires à la nature des choses qui viennent des notions incomplètes des philosophes, comme l’espace sans corps et le corps sans mouvements, et qui disparaissent quand on pénètre un peu plus avant ; car il faut savoir que chaque âme garde toutes les impressions précédentes et ne saurait se mi-partir de la manière qu’on vient de dire : l’avenir dans chaque substance a une parfaite liaison avec le passé, c’est ce qui fait l’identité de l’individu. Cependant le souvenir n’est point nécessaire ni même toujours possible, à cause de la multitude des impressions présentes et passées qui concourent à nos pensées présentes, car je ne crois point qu’il y ait dans l’homme des pensées dont il n’y ait quelque effet au moins confus ou quelque reste mêlé avec les pensées suivantes.