Page:Lemaître - Chateaubriand, 1912.djvu/72

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presque jamais la réalité des choses, mais leurs images

 réfléchies faussement par nos désirs… Tandis que nous nous
 berçons ainsi de chimères, le temps vole et la tombe se
 ferme tout à coup sur nous. Les hommes sortent du néant et
 y retournent : la mort est un grand lac creusé au milieu de la
 nature ; les vies humaines, comme autant de fleuves, vont s’y
 engloutir… Profitons donc du peu d’instants que nous avons à
 passer sur ce globe pour connaître au moins la vérité. Si
 c’est la vérité politique que nous cherchons, elle est facile à
 trouver. Ici un ministre despote me bâillonne, me plonge au
 fond des cachots, où je reste vingt ans sans savoir pourquoi ;
 échappé de la Bastille, plein d’indignation, je me précipite
 dans la démocratie, un anthropophage m’y attend à la guillotine.
 Le républicain, sans cesse exposé à être pillé, volé,
 déchiré par une populace furieuse, s’applaudit de son bonheur ;
 le sujet, tranquille esclave, vante les bons repas et les caresses
 de son maître. O homme de la nature ! c’est toi seul qui me
 fais me glorifier d’être homme ! Ton cœur ne connaît point la
 dépendance, tu ne sais ce que c’est que de ramper dans une cour
 ou de caresser un tigre populaire. Que t’importent nos arts, notre
 luxe, nos villes ? As-tu besoin de spectacle, tu te rends au temple
 de la nature, à la religieuse forêt…

Et cela continue ; et le dernier chapitre est le récit d’une « Nuit chez les sauvages de l’Amérique ».

Ainsi conclut le jeune émigré. Et il ne vous échappera point que ce « retour à la nature », c’est, en un sens, le suprême désespoir philosophique, puisque c’est la négation de l’utilité de toute l’œuvre humaine.

L’