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Page:Lemaître - Jean-Jacques Rousseau, 1905.djvu/131

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frémissement intérieur. Les objections sans fin qu’on y peut faire paraissent naïves et superflues parce qu’elles sont trop faciles, — si faciles qu’on rougit de les énoncer si on a l’esprit un peu délicat. Il faut prendre le livre autrement. Il faut le considérer comme une sorte de poème, comme une vision de nabi, de prophète en chambre, bien ordonnée et écrite en style didactique et tendu. L’intransigeance, l’intrépidité, l’insolence du paradoxe finit par avoir une espèce de grandeur. Les idoles du temps, Science, Progrès, Philosophie, y sont méthodiquement souffletées. L’ouvrage, vu de loin, prend, avec un peu de bonne volonté, des aspects de récit biblique, de mythe religieux. Rousseau recule seulement l’époque de la Chute. L’état de grâce, c’est l’état de nature ; le péché originel, c’est la civilisation qui, engendrant l’inégalité, tue la fraternité. C’est la civilisation qui, pour notre malheur, a cueilli les fruits de l’arbre de la science.

Croyez bien que Rousseau se divertit à rêver. Mais, au surplus, voyez comme, en ayant l’air de le bousculer et de le braver, il reste dans l’esprit du temps. Être réactionnaire au point d’aspirer à un idéal disparu depuis cinq ou six mille ans, c’est être révolutionnaire, puisqu’il faut, pour y retourner, démolir ce qui nous en a éloignés. Qu’il s’agisse de faire l’âge d’or, ou de le refaire, c’est la même action, vers la même chimère. — Aujourd’hui encore le rêve révolutionnaire, — l’égalité des gamelles avec le moindre effort pour chacun, — n’est-il