Page:Lemaître - Jean Racine, 1908.djvu/148

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Je dis « pour la première fois » . Car l’amour de Chimène et de Rodrigue est un amour glorieux et lyrique, et subordonné à un devoir, à une idée. Et l’amour de Camille, dans Horace, est bien l’amour, et violent, oui, mais sans complication ni jalousie.

Et je dis simplement « l’amour » . Non pas l’amour-goût, non pas l’amour-galanterie, non pas l’amour romanesque, mais l’amour sans plus, l’amour pour de bon, ou, si vous voulez, l’amour-passion, l’amour-maladie : un amour dans lequel il y a toujours un principe de haine. Au fond, — et malgré l’extrême décence (je ne dis pas la timidité) de l’expression dans Racine, — c’est l’amour des sens, et c’est le degré supérieur de cet amour-là, la pure folie passionnelle. C’est le grand amour, celui qui rend idiot ou méchant, qui mène au meurtre et au suicide, et qui n’est qu’une forme détournée et furieuse de l’égoïsme, une exaspération de l’instinct de propriété. Une créature est « tout pour vous » ; elle vous fait indifférent au reste du monde, parce qu’elle vous donne ou que vous attendez d’elle des sensations uniques. Vous l’aimez comme une proie, avec l’éternelle terreur de la partager. Vous voulez être pour elle ce qu’elle est pour vous : l’univers de la sensation. Sinon, vous la haïssez en la désirant. Voilà le grand amour. La jalousie en est presque le tout. Cet amour-là (c’est assez surprenant, mais c’est ainsi) je crois qu’on ne l’avait vu ni dans les romans ni au théâtre avant Racine.