Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/126

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des expiations successives dans des pays et des siècles différents, si bien que son épopée devait être celle de l’humanité. Ah ! ils étaient braves, nos grands-pères ! Ils rêvaient des poèmes qui eussent expliqué le monde et son histoire, la destinée de l’homme et de sa planète. Comme ils nous mépriseraient, nous plus modestes et plus vicieux, qui n’avons plus de « longs espoirs » ni de « vastes pensées », qui nous renfermons dans la sensation présente et la voulons seulement aussi fine et aussi intense qu’il se peut !

La vérité, c’est que cette légende du Juif errant est un cadre admirable : on y met tout ce qu’on veut. M. Richepin le reprenait dernièrement dans une oeuvre de rhétorique brillante et bruyante, pour exprimer une idée toute contraire à celle de M. Grenier. Le Juif errant avait « marché » en effet ; il assistait au déclin de la religion du Christ, aux progrès de la pensée libre, et triomphait contre celui qui l’avait maudit. Et puis, cette légende d’Ahasvérus offre un cas intéressant de psychologie fantastique, que M. Grenier a au moins indiqué dans la meilleure partie de son poème :

  Je voulus me mêler à mon peuple, à la foule.
  Mais, comme un roc debout dans un fleuve qui coule,
  Immobile au milieu des générations,
  J’avais vu les mortels glisser par millions.
  Le fleuve humain roulant son onde fugitive
  Avait passé ; j’étais resté seul sur la rive.
  D’un voyage lointain je semblais revenu ;
  Parmi des inconnus j’errais en inconnu.
  Les choses seulement me restaient familières,
  Et pour contemporains je n’avais que des pierres.