Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/59

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Ainsi les Épreuves nous montrent sous toutes ses faces le génie de M. Sully-Prudhomme : j’aurais donc pu grouper son œuvre entière sous les quatre titres qui marquent les divisions de ce recueil. Plutôt que de la ramasser de cette façon, j’ai cédé au plaisir de la parcourir, fût-ce un peu lentement.

L’optimisme voulu et quasi héroïque de la dernière partie des Épreuves rappelle celui des premiers Poèmes, mais est déjà autre chose. Il semble que le poète ait songé : Je souffre et je passe mon temps à le dire et je sens que la vie est mauvaise et pourtant je vis et l’on vit autour de moi. D’où cette contradiction ? Il faut donc que la vie ait, malgré tout, quelque bonté en elle ou que la piperie en soit irrésistible. Un instant de joie compense des années de souffrance. La science aussi est bonne, et aussi l’action, qui nous apporte le même oubli que le rêve et a, de plus, cet avantage d’améliorer d’une façon durable, si peu que ce soit, la destinée commune. Mais le poète n’y croit, j’en ai peur, que par un coup d’État de sa volonté sur sa tristesse intime et incurable ; et voici ses vers les plus encourageants, qui ne le sont guère.

  Pour une heure de joie unique et sans retour,
  De larmes précédée et de larmes suivie,
  Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie :
  Quel homme, une heure au moins, n’est heureux à son tour ?
  Une heure de soleil fait bénir tout le jour
  Et, quand ta main ferait tout le jour asservie,
  Une heure de tes nuits ferait encore envie
  Aux morts, qui n’ont plus même une nuit pour l’amour…