Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/64

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  Peut-être un de mes vers est-il venu vous rendre
  Dans un éclair brûlant vos chagrins tout entiers,
  Ou, par le seul vrai mot qui se faisait attendre,
  Vous ai-je dit le nom de ce que vous sentiez,
  Sans vous nommer les yeux où j’avais dû l’apprendre ?

C’est vrai, jamais ses vers ne nous ont mieux nommé ni plus souvent les plus secrètes de nos souffrances. Mais pourquoi ajoute-t-il :

  Chers passants, ne prenez de moi-même qu’un peu,
  Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble ;
  Mais de nous rencontrer ne formons point le vœu :
  Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble ;
  Le reste en est fragile : épargnons-nous l’adieu !

Il y a je ne sais quelle dureté dans cette crainte et dans ce renoncement. Le pessimisme gagne. Certaines pages portent la trace directe de l’année terrible. L’amour de la femme, non idyllique, mais l’amour chez un homme de trente ans, tient plus de place que dans les Solitudes, et aussi la philosophie et le problème moral. Le Nom, Enfantillage, Invitation à la valse, l’Épousée, sont de pures merveilles et dont le charme caresse ; mais que l’amour est tourmenté dans Peur d’avare ! et, dans Conseil (un chef-d’œuvre d’analyse), quelle expérience cruelle on devine, et quelle rancoeur !

  Jeune fille, crois-moi, s’il en est temps encore,
  Choisis un fiancé joyeux, à l’œil vivant,
      Au pas ferme, à la voix sonore,
          Qui n’aille pas rêvant…