Page:Lemaître - Les Contemporains, sér3, 1898.djvu/112

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visions, nous y sommes mal à l’aise et vaguement angoissés, nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l’accoutumance nous a rendues rassurantes…

Ainsi il y a dans l’exotisme quelque chose de délicieux et de mélancolique. Il nous enchante comme un paradis et nous attriste comme un exil. Mais cette mélancolie et ce délice sont chez Pierre Loti d’une particulière intensité. Pourquoi ? Tout simplement (il faut toujours y revenir) parce qu’il sent plus profondément que nous et parce que personne ne rend avec plus de sincérité ni plus directement ses sensations, ni ne les arrange moins. Il ne craint ni le désordre ni les répétitions ; il n’a que des procédés primitifs et aucune « manière » dans son style. Continuellement, quand il désespère de rendre en entier une impression, il emploie avec ingénuité les mots « étrange », « inexprimable », « indéfinissable ». Mais ces mots ne sont jamais vides chez lui : ses tableaux sont si précis que ces mots vagues, loin de les affaiblir, les achèvent, les continuent en un prolongement de rêve. Et je n’ai pas besoin de dire que ses descriptions ne sont jamais purement extérieures, qu’il note habituellement du même coup la sensation et le sentiment qu’elle suscite en lui, et que ce sentiment est toujours très fort et très triste. Mais ce qui lui est particulier, c’est que sensations et sentiments se résolvent d’ordinaire en je ne sais quelle langueur de volupté et de désir, comme si le trouble qu’éveille en lui la figure