Page:Lemaître - Les Contemporains, sér3, 1898.djvu/215

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du reste, n’ont même pas eu cette sorte d’intelligence que je viens de dire : le hasard a presque tout fait pour eux, et il y a eu plus d’une bataille gagnée à l’insu de celui qui commandait. Dans tous les cas, les facultés dont est composé le génie d’un soldat sont presque toujours d’une espèce assez humble ; le degré seul en est quelquefois éminent. »

Ainsi raisonne-t-on à l’âge heureux où l’on a toutes les impertinences. Mais, à mesure qu’on vit, on acquiert un sens plus exact des réalités. Ce qui met tout de suite une énorme distance entre le joueur d’échecs et le général d’armée, c’est que ce dernier opère sur des éléments concrets, changeants, fuyants, variables, et sur une matière vivante. Les pièces de son échiquier sont des groupes d’hommes faits de chair, d’os et de nerfs, et d’une âme agissante et sentante. Il y a toujours dans ces masses une terrible somme d’inconnu, une continuelle menace de surprise. On ne sait jamais ce qu’il en sortira, ni ce qui dort dans cette âme collective, si capricieuse, sujette à des mouvements inexpliqués et contagieux. Il faut certainement un don spécial, une volonté, une confiance peu communes pour agir directement sur ces masses obscures. Il faut un ascendant, un je ne sais quoi d’assuré et de dominateur, qui s’impose de lui-même à ceux qui servent d’intermédiaires entre ces multitudes vivantes et vous. Après avoir osé décider, il faut oser commander. Si vous croyez que cela n’est rien ! Je m’en sens si profondément incapable que je