Page:Lemaître - Les Contemporains, sér3, 1898.djvu/320

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autre chose chez M. Rochefort, un sentiment ou un instinct plus sérieux. Il se dit apparemment qu’étant toujours, sans examen, sans nul souci de l’équité, l’ennemi des puissances établies, il a des chances d’avoir raison une fois sur deux. C’est une belle proportion : qui donc est sûr d’avoir raison plus souvent que cela ? Puis il songe que, si dans un ou plusieurs siècles, la forme actuelle de la société se trouve radicalement changée, à cette distance tous les révoltés d’aujourd’hui, pêle-mêle, passeront pour des précurseurs et sembleront avoir travaillé pour l’avènement de la justice… Décidément le rôle de révolutionnaire artiste comporte des plaisirs si distingués qu’on est presque excusable d’y sacrifier un peu de sa conscience.

Je crains, en finissant, d’avoir encore embrouillé par trop d’explications ce que j’espérais éclaircir. Mais, si ces explications vous semblent contradictoires, vous êtes libre de choisir entre elles. Ou bien, si vous êtes philosophe, vous les prendrez toutes à la fois, précisément parce qu’elles sont contradictoires. Enfin, si cela vous va mieux, vous pourrez dire qu’il n’y avait rien à expliquer. M. Rochefort est peut-être beaucoup plus simple que je ne l’ai vu, soit en bien, soit en mal. Ce qui trompe, ce qui fait qu’on lui prête des complications de pensée et de caractère, c’est la bizarrerie de sa silhouette et le pittoresque de sa destinée. Mais au fond, rien de plus uni, de plus cohérent que l’âme d’un sectaire ou d’un forban. M. Rochefort a, je crois, l’une de ces deux âmes avec l’esprit d’un boulevardier. Voilà tout.