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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


Et pourtant, c’est à moi, quand sur des mers sans rive
Un naufrage éternel semblait me menacer,
Qu’une voix a crié du fond de l’Être : « Arrive !
                     Je t’attends pour penser. »

L’Inconscience encor sur la nature entière
Étendait tristement son voile épais et lourd.
J’apparus ; aussitôt à travers la matière
                      L’Esprit se faisait jour.

Secouant ma torpeur et tout étonné d’être,
J’ai surmonté mon trouble et mon premier émoi.
Plongé dans le grand Tout, j’ai su m’y reconnaître ;
                    Je m’affirme et dis : « Moi ! »

Bien que la chair impure encor m’assujettisse,
Des aveugles instincts j’ai rompu le réseau ;
J’ai créé la Pudeur, j’ai conçu la Justice ;
                    Mon cœur fut leur berceau.

Seul je m’enquiers des fins et je remonte aux causes.
À mes yeux l’univers n’est qu’un spectacle vain.
Dussé-je m’abuser, au mirage des choses
                     Je prête un sens divin.

Je défie à mon gré la mort et la souffrance.
Nature impitoyable, en vain tu me démens,
Je n’en crois que mes vœux, et fais de l’espérance
                   Même avec mes tourments.

Pour combler le néant, ce gouffre vide et morne,
S’il suffit d’aspirer un instant, me voilà !
Fi de cet ici-bas ! Tout m’y cerne et m’y borne ;
                  Il me faut l’au-delà !