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Page:Lemerre - Anthologie des poètes français du XIXème siècle, t2, 1887.djvu/393

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ÉMILE BLÉMONT.


VENISE




Oh ! lorsqu’en nos hivers noirs de brume, à vingt ans,
Le soir, au coin du feu, j’ouvrais à deux battants,
Comme la porte d’or d’une terre promise,
Le livre sur lequel brillait ton nom, Venise !
Je croyais voir surgir tes féeriques palais,
Tes vaisseaux, tes pêcheurs couchés sur leurs filets,
Tes dômes byzantins, tes arsenaux, tes places
Où des trois continents se confondaient les races,
Tes ponts, ton Rialto, tes larges escaliers
Que gardaient des géants de marbre, et tes piliers
Sur lesquels s’encadrait le trèfle dans l’ogive.
Du sein des mers, Venise, imposante et lascive,
Se levait tout entière, et flottait sous l’azur
D’un ciel incandescent, éternellement pur.
Je marchais vers ce rêve et touchais ce mirage ;
J’errais nonchalamment de Saint-Marc au rivage,
Coudoyant le soldat jaune et bleu, l’abbé noir.
Impéria passait, la main sur le miroir
Qu’une chaînette d’or retient à sa ceinture ;
J’enveloppais des yeux la noble créature,
Et bientôt m’en allais rêver par les chemins,
En la voyant sourire à des prélats romains.
Une flotte arrivait ; un jeune capitaine
Rapportait les trésors d’une plage lointaine ;
L’épée au poing, porté sur les bras des rameurs,
Brun, fier, il débarquait au milieu des clameurs,
Et les filles du peuple au gracieux corsage
Jetaient à pleines mains des fleurs sur son passage.