Page:Lemonnier - Félicien Rops, l’homme et l’artiste.djvu/178

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C’étaient là de bons moments dans la vie de Rops, des moments où il s’oubliait, où il oubliait les ennuis intimes, d’argent et de foyer, qui vers ce temps s’étaient jetés en travers de sa carrière et dont la source peut-être fut en lui-même, dans sa sauvagerie « d’étalon indiscipliné », comme il disait en se rappelant le steppe de ses ancêtres, dans son besoin d’une existence soustraite à toute contrainte. Son indépendance était native, vive, profonde, à un tel degré de force et d’instinct qu’elle parut toujours plus forte que sa volonté. À la mort de sa mère, une assez sérieuse fortune lui était échue, qu’il ne put garder et qui s’en alla à travers l’excessive dépense de vie et de tout qui fut chez lui comme un signe de sa destinée. Son patrimoine tôt mangé, il dut décider de se refaire par son travail une base de vie nouvelle. Ce fut la date de son établissement à Paris. Nulle mélancolie d’ailleurs ; pas plus alors que dans ses autres traverses, on ne lui vit de défaillance ; il portait fièrement sa vie et marchait droit devant lui, comme si une force le poussait. Rien qu’à le voir s’avancer par la rue, la tête en avant au bout de l’allongement du cou, d’une démarche appuyée, avec les aplombs d’un homme dont le pied touche terre fortement, il présentait l’image d’une énergie concentrée, tranquille et volontaire : il ne reprenait son ton léger de blague que si quelqu’un l’abordait.

Les amitiés de ses années d’Anseremme, Rops au surplus devait les garder jusqu’au bout. La sienne, une fois qu’elle s’était donnée, mûrissait pour la vie : elle était souriante, ouverte, toujours disposée à l’aide, au bon conseil, à l’action efficace. C’est qu’il était au fond et qu’il demeura toujours très bon pour ceux qu’il avait décidé de faire siens par l’affection. Il était bon par entraînement de nature et par impossibilité d’être autre chose. Il disait : « J’ai des dents terribles qui n’ont jamais mordu que moi-même. » Mais il y a un mot bien plus beau de quelqu’un qui vécut dans son intimité : « Je n’ai jamais pu aller jusqu’au bout de sa bonté. »