Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/124

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d’ouvriers de l’usine étaient venus se fendre d’une chope. La presse, à la tombée du jour surtout, devint si forte qu’on dut requérir la cousine et le Crompire pour aider à servir. Huriaux perdait littéralement la tête dans cette cohue croissante de consommateurs. En bras de chemise, le gilet déboutonné, il courait de table en table. Des sueurs lui coulaient dans les omoplates, il était très rouge, et comme on l’obligeait constamment à trinquer, lui toujours sobre, il avait aux lèvres un rire d’homme éméché. Clarinette, elle, très allumée aussi, dans un éclat de santé superbe, trônait à sa pompe, avec l’orgueil de son rêve enfin réalisé. La taille sanglée, un gros nœud ponceau plaqué comme un chou à l’échancrure du col, elle s’amusait des œillades chaudes dont les hommes caressaient sa gorge, enflée par l’allaitement. Son buste, d’une gracilité sèche qui, avec le duvet de ses lèvres et le déluré de sa mine, lui donnait à quinze ans l’air d’un joli garçon mauvais sujet, rondinait maintenant, appesanti d’un léger embonpoint. C’était l’acheminement à cette adiposité qui émoustillait les hommes du Culot, tous amoureux des femmes tétonnières, par un goût de chair mafflue. Colonval, Miche, Tricot, Carbonel, toute la bande des camarades venus à l’ouverture comme à une rigolade, la reluquaient, étonnés de la pousse vigoureuse survenue en cette petite Clarinette, qu’ils avaient connue maigrichonne, là-bas, aux terris de l’usine. Gaudot, lui, silencieux dans le bruit, sa taroupe froncée sur un désir qui montait, la déshabillait, pensait à la tenir sous lui. Dans le coup de feu de la consommation, Rinette à peine avait pris attention à lui, toute à sa pompe qu’elle manœuvrait constamment et dont le grincement s’entendait à travers le chamaillis des voix. Les yeux par moments coulés du côté de La Marcote, un café qui faisait vis-à-vis, elle s’éjouissait de voir la salle aux trois quarts vide et la tête de Patraque, le patron, lorgnant tout ce gain qui lui échappait et allait à la concurrence d’en face.

Une seconde tonne s’étancha en moins de deux heures. Comme ils n’avaient en réserve que trois fûts, ils entrevirent la possibilité d’être brusquement à court de bière. Heureusement il se trouva un garçon brasseur qui, mandé par Joniau, le maître de la brasserie,