Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/175

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L’immuable sérénité du colosse s’était fondue dans le regret morne de cet attentat au bonheur domestique. Triple idiot qu’il était, il s’était mêlé d’affaires qui ne le regardaient pas, il avait mis la main entre l’enclume et le marteau. Dans une grogne en dedans qui lui faisait la face bonassement féroce, il ne décolérait pas contre ce chameau de Rinette dont la nudité l’avait transporté de désir et de colère et contre cette canaille de Patraque qui lui avait si perfidement endossé un rôle de dupe. Bien sûr, si Huriaux l’interpellait un jour, il nierait tout, déclarerait que Créquion les avait coïonnés l’un et l’autre. Qu’ils se mangeassent le nez ensuite, c’était leur affaire, non la sienne !



XIX



Des pluies durèrent dix jours, croulant en lavasses presque ininterrompues d’un ciel brouillardeux, horriblement gris et lourd, où toute lumière semblait morte ; et à travers les guilées, de brusques tourmentes, comme des volées de mitrailles parties d’en haut, s’abattaient dans les rues, défonçaient les toits, émiettaient le long du pavé les cheminées. À Happe-Chair, un hangar fut d’un coup décoiffé de sa couverture de carton bitumé ; elle se rebroussa toute droite, brandilla un moment dans l’ouragan, finalement s’enleva par l’air, comme une aile d’oiseau, déchiquetée en morceaux qui allèrent s’accrocher aux arbres, dans la campagne.

La onzième nuit, la rivière déborda, grondante, avec une violence de marée. Toutes les basses rues furent inondées, la crue se rua dans les caves impétueusement, et comme en ces maisons sans étage, la majeure partie des ménages s’entassaient au rez-de-chaussée, on s’éveilla dans deux pieds d’eau, au floflottement des vagues battant les chalits. Pendant trois jours, l’usine chôma, transformée en lac dont les remous écumaient contre les piliers de fonte, les bâtis des marteaux-pilons, les maçonneries des fours. La