Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/262

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travers les magasins, bourdonnant de part en part dans l’arrêt momentané du travail.

Par bandes on stationnait à présent devant les fatales affiches, la face morne, les yeux roulant sous les sourcils froncés, un coup de massue dans les épaules. Partout les marteaux s’interrompaient ; le fracas des tôles et des cuivres battus s’émoussait : dans le hall des laminoirs le volant avait stoppé, les cylindres s’immobilisaient ; une consternation semblait avoir gagné jusqu’aux machines. Les puddleurs et les chauffeurs surtout se montraient révoltés : c’étaient sur eux que le travail pesait le plus lourdement, leur dépense de force étant considérable. Petit à petit, du bloc humain tassé devant les piliers, une colère partit avec des jurons, de rauques protestations, un tumulte de voix qui grondaient. En une seconde, sans qu’on sût qui, vingt mains, avancées dans une poussée de toute la masse, arrachèrent devant Huriaux l’affiche dont les morceaux se déchiquetèrent aux clous des semelles. La stupeur, le silence du premier moment crevaient soudain dans le coup de sang des têtes fermentantes ; et l’agitation croissait, prenait par traînées, comme une flambée de poudre. Dans le hall, Panier et les autres contremaîtres, tous ensemble tâchaient de ramener le calme : ceux qui n’étaient pas contents n’avaient qu’à lâcher pied ; mais il ne fallait pas empêcher les autres de travailler. Et ils entraient dans les groupes, bousculaient les turbulents, quelquefois entourés d’un cercle d’hommes qui gesticulaient, le poing en en avant.

— Voyons… à la besogne… On s’expliquera plus tard,…

Mais leurs paroles se perdaient dans le brouhaha, tout le monde parlant à la fois, pour récriminer et réclamer la paie intégrale. Alors, comme l’encombrement stagnait toujours, menaçant de s’éterniser, Bodart, le chef d’atelier, happa au collet un des ouvriers qui criaient le plus fort.

— C’est pas tout que de groumer : faut savoir pourquoi. Ben, parle, j’ t’écoute. Qu’est-ce qui t’ faut ?

L’homme, un crocheteur, marié et père de famille, fut pris d’une peur pour les siens :

— Mi, j’ dis ren d’abord. Et si faut qué j’ dise queuque chose, j’