Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/265

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grève générale, flairant une spéculation dans ce chômage qui allait leur jeter en pâture des foules désœuvrées.

La retraite des commères ayant sonné l’heure de la reprise du travail, les attroupements se dispersèrent, les hommes refluèrent à l’intérieur des ateliers, on se remit à souquer, mais mollement, avec des pauses pendant lesquelles, malgré le guet actif des contremaîtres et des surveillants, on se lançait des mots, par-dessus le ronflement des machines. Et, dans le désarroi grandissant de toute cette humanité perplexe, encore indécise sur le parti qu’elle prendrait, la journée s’avançait lente, semblait interminable.

À la sortie, un redoublement d’agitation tumultua dans les cours ; on se portait en masse vers les brigades de nuit qui entraient par bandes, pour les décider à rebrousser chemin. Colonval. Gaudot, Leloup, Lossignol, groupés dans la rue, près des grilles, arrêtaient au passage les retardataires, parlementaient avec eux. À la porte d’un café, la grande barbe jaune de Lambilotte se remuait dans l’emportement d’une harangue. Toute sa chaleur de vieil internationaliste lui montant à la gorge en un flux de paroles, il grondait, repris par sa haine demi-séculaire contre les patrons. À travers le brouhaha des voix, ses bouts de phrases résonnaient :

— Du cœur, les enfants… Faut bien leur montrer que nous sommes des hommes. Mangeurs de peuple… Plutôt crever de faim.

Capitte, chauffé par Gaudot, beuglait de ses énormes poumons :

— S’i y en avait seulement dix comme moé, on irait leur casser les machines.

Mais des protestations s’élevaient. Non, pas de violence : un chômage pacifique, les moyens légaux.

Six, parmi les ouvriers en grève depuis le matin, ayant mis la journée à profit pour courir les cabarets et agiter le Culot, une vingtaine de puddleurs, de chauffeurs et de lamineurs de la pause de nuit, raccolés pendant la tournée, avaient opiné pour la cessation du travail. La bande avait circulé plusieurs heures à travers le village, grossie en chemin de tâcherons désœuvrés, de mécontents appartenant à d’autres industries, d’une centaine de charbonniers descendus d’un village voisin où une fosse avait éteint ses feux