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Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/269

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Jacques, mis en demeure de parler, se hissa sur une chaise, puis, très calme, leur exposa ses scrupules : il ne fallait rien décider avant d’avoir entendu les explications de la gérance ; après on verrait. Et il proposait d’envoyer dès le lendemain une dizaine de délégués à Poncelet. Chacun pouvait avoir son avis ; quant à lui c’était le sien. Un hourvari se déchaîna, couvrit ses dernières paroles : les modérés, les maris à qui leurs femmes avaient fait la leçon, une bonne moitié de l’assemblée prétendaient qu’il avait raison. Les autres, au contraire, lui reprochaient sa couardise ; il abandonnait les camarades ; il devait avoir des motifs ; peut-être il était vendu aux patrons. Colonval lui jeta au nez cette ironie :

— Fieu, t’as les foies blancs.

Gaudot, de son côté, parlait de lâcher en masse les Fanfares ; des gens à face noire, mal débarbouillée, tapaient des pieds, menant grand bruit, avec la menace de faire sauter tout ce qui ne marcherait pas ; et derrière le comptoir, Clarinette glapissait constamment :

— Faut-i être coïon ! coïon ! coïon !

Un vieux chauffeur dont le nom patronymique s’était à la longue effacé sous le sobriquet inexpliqué de Camisole, très haut perché sur ses jambes, d’une bonne tête au-dessus du moutonnement des casquettes, et qui, depuis quelques instants, promenait sur l’assemblée ses perçantes et fixes prunelles d’homme habitué à regarder dans le feu, fit observer alors qu’il y avait là plus de charbonniers que d’ouvriers de Happe-Chair. Cette remarque fut accueillie d’abord par des hognements de toutes les faces noires. Il en avait menti ! à la porte le mouchard ! Vendu, celui-là aussi, comme Huriaux et les ennemis de la grève. Gaudot, Colonval, quelques manœuvres venus là pour s’amuser, hurlaient avec eux, tous lâchés contre le grand Camisole qui, par-dessus les têtes, gesticulait en ricanant, le bras tendu vers les hommes des « bounious ».

Mais les gens de Happe-Chair, mis en garde, à présent se comptaient. Le vieux avait raison ; c’est à peine s’ils étaient là une soixantaine ; presque tout le reste de la réunion était composé de visage inconnus, d’individus arrivés des villages voisins, de bouilleurs en grève, et qui tâchaient de soulever le pays entier. Alors