Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/61

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brute d’autrefois. À onze ans il la retira de l’école et la fit entrer à l’usine comme trieuse d’escarbilles. De l’aube à la nuit, sous le soleil, les gelées et le givre, elle trima dans la fumée brûlante des fours à coke, les pieds nus dans ses sabots, une mince jaquette sur la gorge, sa tête coiffée d’un bonnichon où, par coquetterie, elle piquait toujours un nœud de rubans rouges. Les mains rêches et gercées, quelquefois saignantes l’hiver, avec des crevasses irritées par la poussière du charbon, elle remuait les tas de résidus, grattant dans les dures et coupantes scories, remplissant des vagonnets qu’il fallait manœuvrer ensuite, le corps arc-bouté pour les faire mouvoir. Elles étaient là une vingtaine à peu prés, constamment piétinant les fumerons à peine froidis, enfoncées jusqu’aux genoux dans la houille qui leur montait aux cuisses, noires dessus et dessous ; et les unes véhiculaient aux laminoirs de pleines charretées de coke, avec un tour de reins qui leur cassait le dos et leur déjetait l’épaule ; les autres, grimpées comme elle sur des monts d’escarbilles, fouillaient et triaient, cassées en deux, le derrière en l’air.

Elle gagna vingt sous à la journée, douze heures à rôtir dans les cours sans ombre, avec le double incendie du soleil et des fours sur ses petits membres maigres, moulés dans une pelure de cotonnette. L’hiver était presque une délivrance, malgré les claques de la brise, les pincements du gel, la chair de poule de sa nudité horripilée par les chatouilles de la neige, les flux d’acres mucosités suintées des narines et qu’elle ravalait pour ne pas se moucher avec ses doigts sales, et encore les toux petit à petit changées en rauques abois qui la déchiraient. Avec cela, jamais de congé et une fois le jour seulement, à midi, un répit d’une heure pendant lequel on dévorait son briquet, les dents toutes crissantes de charbon, derrière un vagon, à plat ventre dans l’horrible cendre noire.

Quelquefois, avec Dédèle et Phrasie, ses intimes, elle se glissait jusqu’aux palissades qui fermaient les établissements du côté de la rivière ; ou bien toutes trois ensemble se hissaient sur le terri. De là, sans être vues, elles s’amusaient à regarder les hommes baignant, pareils à des singes avec leurs pectoraux velus et leur ceinture de crins rudes qui leur descendaient le long des jambes. La promiscuité de l’usine amenait d’ailleurs çà et là des rapproche-