Page:Lemonnier - Un mâle, Kistemaeckers, 6e éd.djvu/65

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crime originel et berçant cette souillure comme elle eût bercé une royauté. Et elle avait grandi dans l’ignorance de ce qu’elle était, obscurément, comme les couleuvres, les lézards, les scarabées au milieu desquels elle courait. Les Duc ne lui avaient jamais rien dit, d’ailleurs, ayant presque oublié qu’elle n’était pas leur fille. Elle les appelait Pa et Ma de sa voix aiguë, qui glapissait par moments ; et cette paternité avait fini par être indestructible comme de la pierre maçonnée dans du ciment. Du reste, on ne s’était pas même occupé de lui trouver un nom. À quoi ça eût-il servi, un nom, dans la forêt ? Est-ce que les milliers de vies qui germent dans un espace large comme la main ont un nom ? Il suffit que cela pousse, et cela s’appelle de la vie, simplement. Les Duc obéissaient sans s’en rendre compte à cet instinct de l’existence sauvage, pour qui vivre est tout. Ils l’avaient appelée la P’tite dès la première minute qu’ils avaient reconnu son sexe, et ce nom, qui n’en était pas un, lui était resté.

Cachaprès seul, avec son habitude de donner aux gens le nom des bêtes, l’appelait : Gadelette.

— Hardi, Gadelette ! disait-il en entrant, saute à guiguitte sur mes genoux.

Et elle sautait, leste comme un cabri, se ventrouillant dans ses larges pectoraux.

Elle l’avait aimé comme une habitude, comme une connaissance, d’une amitié vague de petite fille. Elle tirait ses cheveux, le battait de son poing, cherchait à le mordre dans le cou, avec des férocités de jeune chien. Ou bien elle se pendait à ses jambes, cherchait à le renverser, de ses doigts de fer lui pinçait le mollet comme avec des tenailles. Il se débarrassait en riant et d’une main la soulevait jusqu’à sa bouche, malgré ses trépignements.