Page:Leneru - Le Cas de Miss Helen Keller.pdf/28

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l’on parle, ne sont que très vaguement humaines, ou du moins les vraies personnes se confondent avec le reste. Elle se reconnaît dans son univers, mais elle y est toute seule ; les autres, en tant que semblables, furent découverts les derniers.

Quoiqu’il en soit, j’en vins plus tard à chercher une image de mes émotions et de mes sensations en autrui. Je dus apprendre les signes extérieurs des sentiments. Le sursaut de la peur, la tension contenue, maîtrisée, de la souffrance, le battement des muscles heureux dut être perçu et comparé avec ma propre expérience avant que je puisse les rapporter à l’âme intangible d’un autre. Tâtonnante, incertaine, je découvris enfin mon identité et après avoir vu mes pensées et mes sentiments répétés en autrui, je construisis graduellement mon monde de l’homme et de Dieu. À mesure que je lis et étudie, je trouve que c’est ainsi que le reste de la race a fait. L’homme regarde d’abord en soi et, avec le temps, il trouve la mesure et le sens de l’univers.

Si peu de commentaires sont possibles sur un cas si exceptionnel que je voudrais bien ne pas conclure. Devant les plus beaux tours de force, quelque chose se révolte en nous et même se détourne ; il semble qu’il y ait un prix qu’on ne peut pas mettre aux choses. Je me rappellerai la défense d’Helen Keller, qui ne laisse pas discuter son effort : « C’est le secret vouloir intime qui juge notre destin », et s’il fallait absolument la justifier près de nos utilitaires « à quoi bon », voici que je découvre une remarquable raison d’être à cette vie et comme une excuse à ce que Renan appelait l’immoralité transcendante de la nature. La mission de cette jeune fille, devant tout ce qui parle un peu haut dans le monde, plaintes, gémissements, revendications, est d’apprendre aux autres à se taire.