Page:Leo - Marianne.djvu/10

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plaisance répandu sur ses traits. Soigné dans sa toilette et dans sa personne, il passait, de temps en temps, dans ses cheveux rejetés en arrière, une main blanche, ornée d’ongles taillés en pointe, de plusieurs centimètres de longueur.

Au sujet de l’arrivée d’une jeune cousine, Albert n’a que des sourires :

— Fort bien, dit-il, du moment qu’elle est charmante, moi, je ne demande pas mieux.

— Oui, mais c’est justement ce que je ne veux pas, s’écrie Mme Brou, et M. Aimont aurait dû penser à cela. Un jeune homme et une jeune fille qui ne sont pas frère et sœur, dans la même maison, cela n’est pas convenable.

— Oh ! maman, voyons. Est-ce que je suis un don Juan, moi ?

— Je pense et je suis certain, dit le père avec sévérité, que si une jeune personne confiée à ma garde habitait cette maison, elle serait sacrée aux yeux de mon fils.

— Tout ce qu’il y a de plus sacré, parbleu ! dit le jeune homme d’un ton plus railleur que solennel.

— Il pourrait s’enflammer malgré lui, reprit la mère. Quand on se voit tous les jours !

— On me prend pour un paquet d’étoupes, sur ma parole ! dit Albert. Voyons, faut-il que je jure de ne jamais lever sur elle un œil profane ?…

— Il leva la main.

— C’est égal, ce n’est pas prudent, ajouta Mme Brou avec insistance. Oui, à tous les points de vue, c’est une chose très-fâcheuse qu’un pareil projet, et ce M. Aimont a eu là une idée bien malheureuse pour nous.

— Il serait pourtant cruel de le refuser, dit M. Brou, et vraiment je ne crois pas devoir le faire. Mais voici un plan : je disais ces jours-ci que j’avais besoin de repos, et mon confrère Maison, qui n’est pas trop occupé, s’est offert à me remplacer. Eh bien ! je vais à Trégarvan ; je vois Aimont et sa fille, je prends connaissance de leur situation, et, suivant l’occasion, je puis suggérer… par exemple, un rapprochement avec les parents maternels, ce qui serait tout à fait à l’avantage de la jeune personne ; enfin je verrai, et si je puis vous ôter cette épine du pied…

— C’est cela, dit Mme Brou ; fais pour le mieux, mon ami ; et surtout tâche d’éviter… Mon Dieu ! nous sommes si bien là, tous quatre en famille ! Une étrangère gâterait tout ; puis c’est une responsabilité… surtout si elle est pauvre ! Alors ce serait un véritable fardeau.

— Je ne puis pas croire qu’elle n’ait pas au moins de quoi vivre…

— Est-ce qu’on sait ? avec un père à imagination vive, comme il semblait être, et qui a tant couru le monde. On ne pourrait pas la marier. Ce serait une charge éternelle…

— Après tout, mes fonctions expireraient le jour de sa majorité.

— Oui, mais je te connais ; tu es bon ; il faudrait toujours s’en occuper un peu ; ce serait un souci, une obligation… Il vaut mieux tâcher d’arranger les choses autrement.

— En vérité, maman, dit Albert, les sentiments d’hospitalité ne me paraissent avoir rien d’exagéré, et toi, Emmeline, tu ne dis rien ? Voyons, ce serait une camarade, et vous iriez toutes deux, bras dessus bras dessous, en caquetant de chiffons, d’un air de mystère, comme tu fais avec tes bonnes amies.

— Vous croyez, monsieur le moqueur. Mais je ne la connais pas, moi ; et, comme dit maman, il vaut mieux rester entre nous.

Le Dr Brou écrivit à son parent une lettre aimable, où il lui disait que c’était au médecin d’aller voir le malade ; qu’il profitait d’une vacance nécessaire à sa santé pour se rendre à Trégarvan, et qu’ils causeraient ensemble de l’avenir de cette chère fille, sur lequel son père lui-même pourrait veiller longtemps, le docteur voulait l’espérer.

Le départ du docteur eut lieu peu de jours après cette lettre, et Mme Brou resta fort tourmentée, comme elle le répétait sans cesse ; elle confia même ce tourment à deux ou trois dames de P…, auxquelles elle tenait à donner des marques de sa confiance : c’étaient Mme la préfète, l’élégante Parisienne, femme du capitaine-major, et Mme Turquois, la femme du conseiller à la cour impériale, dont les filles étaient amies d’Emmeline. Ces dames prirent beaucoup de part au souci de Mme Brou, et des aphorismes pleins d’expérience et de sagesse furent échangés à ce propos : Il est toujours bien délicat d’introduire une personne étrangère dans la famille… on ne sait comment les choses peuvent tourner… et non-seulement à cause d’un jeune homme, mais d’une jeune fille même. On a élevé sa fille à soi comme on l’entendait ; on ne sait pas quelles idées, quelles habitudes apporte une nouvelle venue. Puis, le caractère… On n’a pas la même liberté que vis-à-vis de ses enfants… On est généreux et l’on a toujours beaucoup à souffrir.

— Au moins cette demoiselle a-t-elle de la fortune ? demanda Mme Turquois.

Et quand elle apprit qu’on n’en savait rien, elle s’exclama sur l’admirable bonté du docteur et de sa femme, affirma qu’ils étaient vraiment des gens d’un autre âge…

— Oui, l’on ne fait plus de ces choses-là ! Enfin !… vous en serez récompensés au moins dans l’autre monde. Pauvre Mme Brou ! com-