Page:Leo - Marianne.djvu/101

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au ciel, et disait d’une voix dont les intonations parcouraient toute la gamme de la stupéfaction :

— Décidément elle est folle ! oui, folle à lier !

— Comment, madame ? observa la jeune fille avec un accent d’irritation.

— Voyons ! Tu ne peux pas dire cela sérieusement, s’écria Emmeline.

C’est justement ce que s’était demandé le docteur, et le but du regard dont il avait enveloppé sa pupille. Parlait-elle sérieusement, cette enfant terrible, ou bien, avec une malice machiavélique, avait-elle résolu de percer à jour l’inanité des regrets appliqués au chiffre de sa dot ? Il était rassuré par le regard limpide et convaincu de Marianne, mais il n’en restait pas moins embarrassé…

— Mon enfant, dit-il avec majesté, je ne puis accepter un tel sacrifice…

— Et pourquoi ? Puisque je le ferais avec joie. J’ai déjà éprouvé qu’il était pénible d’exciter l’envie. Vous voyez quels maux elle produit. Je souffre d’avoir été pour vous la cause involontaire d’un si grand chagrin, d’un tort public. C’est avec bonheur que je vous verrai vengé, et d’un autre côté j’aurai fait du bien…

— Non, jamais ! ce n’est pas votre tuteur, celui que votre père a chargé de vous conserver votre fortune, qui peut consentir à être l’agent de votre ruine.

— Je ne serai pas ruinée pour cela. Plus de cent mille francs encore, outre l’héritage futur de ma tante ! Il y a des gens qui passent pour riches avec cela, et combien ont beaucoup moins !

— Vous êtes trop jeune. Vous ne savez pas à quoi vous renoncez. Plus tard, vous auriez des regrets, et moi… je resterais accablé de remords.

Mme Brou était allée respirer près de la fenêtre, où Emmeline l’avait suivie, et elle rafraichissait, à grands coups d’éventail, son visage enflammé, tout en soufflant au dehors l’air chaud et chargé d’émanations caloriques qui lui gonflait la poitrine.

— Elle me fera mourir avec ses idées, disait-elle à sa fille à demi-voix ; tout ça n’est pas naturel. Vois-tu, elle le fait exprès

— Il est certain, répondit Emmeline d’un air plein de sous-entendu. Oui, elle est aussi par trop extraordinaire. Non, ce n’est pas naturel.

— Ma chère fille, reprenait le docteur en réponse à une nouvelle objection de sa pupille, je reconnais en tout ceci la grandeur et la générosité de votre caractère ; mais, encore une fois, je ne consentirai jamais à vous voir ainsi vous dépouiller…

— Et pourquoi ? Doutez-vous que pour moi, comme pour vous, l’honneur ne soit pas plus précieux que l’argent ? Et votre honneur n’est-il pas lié au mien ?

— Mes engagements vis-à-vis de votre père…

— Mon père était le plus généreux des hommes. Je l’ai vu sacrifier un héritage par un point d’honneur. Il m’approuverait, au contraire, vous devez le croire.

Le docteur suait sang et eau. Il était évident qu’il ne se laisserait point mettre à bout d’arguments par cette petite fille, lui qui n’avait pas fait sa rhétorique inutilement ; mais ce débat en se prolongeant l’excédait. Il n’était sans doute pas moins indigné que sa femme de l’étrange idée de son extravagante pupille, et, de temps en temps, un regard dur, une inflexion amère, venaient contraster avec la douceur voulue de sa voix et les épithètes tendres ou admiratives qu’il prodiguait à sa chère Marianne.

— Enfin, dit-il un peu brusquement, c’est impossible. La loi ne fait pas de sentiment. Pour vous émanciper, il faudrait un motif ; nous n’en avons pas.

— Comment donc ? Il est assez sérieux.

— Légalement, non.

— Vous croyez…

Elle baissait les yeux, et le docteur respirait, heureux d’en être quitte, lorsque, relevant la tête :

— Eh bien dit-elle ; nous pouvons du moins annoncer hautement cette résolution. Je serai majeure dans un an. On se lie aussi par sa parole.

Une vague rougeur bistra le teint jauni du docteur et une crispation de sa lèvre s’acheva dans un faux sourire.

— Écoutez, ma chère enfant, reprit-il ; sans doute, les soupçons jetés sur mon honneur m’ont été bien douloureux. Le premier a été cruellement rude ; il l’a été, il faut bien que je l’avoue, jusqu’à m’enlever la saine appréciation des faits. Nous sommes, à tout âge, soumis à l’affolement de la passion. Mais la discussion que je viens d’avoir avec vous m’a fait du bien en me ramenant au sens des réalités. Non, mon enfant, rassurez-vous, l’honneur d’un homme, quand il a mon âge, ma réputation et mes services, n’est pas à la merci d’un propos odieux. Ce serait faire la part trop belle au mal en ce monde, ce serait calomnier l’humanité. De tels soupçons même sont trop au-dessous de moi pour que je veuille m’abaisser à les combattre. Je n’aurai qu’à me présenter et ils s’évanouiront devant mes pas. Laissons donc tout ceci. Nous avons fait fausse route. Mes concitoyens connaissent mes travaux désintéressés, mes fatigues pour le bien public ; ils me rendront justice, et mes calomniateurs en seront pour la honte qu’ils ont méritée !…