Page:Leo - Marianne.djvu/118

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Et ses larmes redoublèrent, Albert ne pouvait plus partir, il ne le voulait plus, et il serait en effet resté au moins un jour de plus, si elle eut voulu. Mais la pauvre enfant n’allait pas si vite, même dans sa pensée. Bon gré, mal gré, avec cette petite ouvrière, il fallait être patient, et réservé, comme avec une femme du monde. Albert donc partit, le soir même, heureux et furieux, maudissant Poitiers, les exigences de famille et les vacances.

Mais il y a dans le sang de la bourgeoisie des instincts de prudence que bien peu d’émotions peuvent étouffer. Hors de Paris, au grand air de la route, Albert se ravisa.

— Je ne puis pourtant pas, se dit-il, sacrifier mon avenir pour cette petite fille, si ensorcelante qu’elle soit. Si je me montre froid, distrait près de Marianne, si je ne sais pas lui cacher… je suis perdu… Après tout, ce n’est pas Fauvette que je puis épouser ! Marianne est la vraie femme, la seule digne de moi, la future compagne de ma vie ! Pauvre Marianne ! Elle est bien charmante aussi C’est ce diable, de stage qui est si long ! Et puis cette petite… elle est vraiment affolante. Je ne suis pas le seul qui le trouve… et je suis le seul aimé ! Chère petite créature, va… Diable ! Il faudrait pourtant la laisser là-bas, si je ne l’emmène en Poitou… Je le lui ai bien assez juré ; mais, bah ! il faut toujours jurer avec les femmes. Elles sont folles de serments… C’est avec Marianne que la chose est rude ! Elle, vous a des yeux si singuliers, si perçants dans leur douceur !… Chaque fois que je la revois, c’est effrayant, je la retrouve plus intelligente ; je ne sais plus comment… elle me démonte… J’en ai presque peur. Cela pourtant ne devrait pas être. Voilà, c’est qu’on donne aujourd’hui trop d’instruction aux femmes ; on les développe d’une façon dangereuse, et l’on ne pourra bientôt plus… Qui, ça me gène avec elle, et c’est peut-être pour ça que je lui trouve moins de charme. Parbleu ! oui, c’est une raison, et il faudra que je la lui donne. Ce sera d’abord une leçon pour elle, et qui l’engagera : peut-être à ne pas tant lire. Et puis c’en sera une, raison, et je n’en ai pas en masse…

À mesure qu’il se rapprochait de Poitiers, la famille, le milieu, l’attirait, le reprenait, lui mettait la main dessus pour ainsi dire. Et en effet, il faut remarquer que tous ces petits ou grands bohèmes, ces irréguliers de passage, ne rompent jamais leur laisse entiérement, restent toujours sujets… est-ce du sentiment ? est-ce de la coutume ? Qui le sait ? Mais admettons, et ce ne sera pas leur faire tort, que ce soit des deux. Entre ces deux extrêmes, la vie de famille et la vie de l’étudiant, l’officiel et la bohême, où est la norme ? la doctrine ? la conscience ? Nulle part.

Et c’est ce qui fait de l’homme de ce temps un être double et flasque, sans ressort et sans signification. Oui, étrange et fausse époque, où, chacun cherchant sa foi dans l’opinion, tout oscille au gré de courants incessants, divers et souvent contraires.

Les arbres et les champs de la Touraine, si semblables à ceux du Poitou, défilaient sous les yeux d’Albert, et déjà il entrait en pensée dans la maison paternelle ; il recevait les embrassements de sa mère, l’accueil sévère de son père ; il voyait un nuage sur le front de Marianne, dont les lèvres un peu serrées prenaient ce pli que déjà il connaissait, et qui malgré tout lui seyait si bien ; quelque chose. à la fois de sérieux et d’enfantin, une tristesse douce et convaincue. Le désir de dissiper cette tristesse le reprenait. Il s’y appliquait ; il trouvait les paroles qu’il fallait dire, et bien plus, les sentiments qu’il fallait avoir ; il rentrait en grâce près de sa chère fiancée. Bientôt il fut pressé d’arriver.

Son père, inquiet, l’attendait à la gare, l’espérait du moins. C’est dire qu’Albert subit un long sermon, des bords de la Boivre aux hauteurs de Blossac. Pour se défendre, il amoncela les prétextes et prodigua les promesses. En somme, cette douche remit tout à fait Albert, et son entrée fut excellente. Il se laissa gronder ce qu’il fallait pour laisser évaporer la mauvaise humeur amassée pendant l’attente ; puis il répéta ce qu’il avait dit à son père, et celui-ci, changeant de rôle ; voulut bien confirmer par quelques mots toutes ces bonnes raisons. Alors Albert osa interroger le regard de Marianne, ces yeux si clairs, où toutes les impressions se réfléchissaient, et il lui sembla voir que si la tristesse persistait encore le doute déjà n’existait plus. Cela le pénétra — Ah ! chère adorée, c’était le même mot. Mais n’étaient-elles pas adorables toutes les deux ? Et que pouvait un brave garçon comme Albert, sinon vibrer à tous les souffles qui l’agitaient ?

Dans le tête-à-tête qui ensuite eut lieu entre eux, en effet il la trouva triste, s’abstenant de tout reproche, mais nullement résignée.

— Je vois bien, disait-elle, que vous avez eu d’excellents motifs et que je n’étais pas raisonnable.

Et elle penchait la tête d’un air mélancolique et songeur.

— Raisonnable ! Ah ! Marianne, si ce n’était pour abréger le temps de mon exil ! Pouvez-vous douter que loin de vous la vie ne me soit cruelle ? Ne suis-je pas dévoré de la soif d’être auprès de vous, mais d’une façon définitive, éternelle, et qui ne soit pas comme aujourd’hui, dans nos courtes entrevues,