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excepté quand j’allais reporter l’ouvrage et qu’on me chicanait pour le prix ou la façon. Quelquefois aussi une voisine me disait un mot en passant, mais c’était rare ; et quand même, ça n’était pas bien enchanteur. Je n’avais rien dans l’esprit, que des chagrins passés, je ne voyais rien de sûr devant moi que la misère au bout de ma vie. Tout ce qui me riait, c’était une petite promenade, le dimanche, après midi. Mais j’avais le cœur vide, je ne l’aimais pas, je pâtissais comme une plante en cave. La tristesse tombait sur moi comme un brouillard ; il me semblait qu’elle rendait plus épais l’air de ma chambre, et je la sentais peser sur moi. J’avais froid dans les os ; je souffrais des épaules, à force de coudre ; enfin je manquais de vie, de soleil, d’amour. Tu m’as donné tout cela, toi ; oui, tu m’as donné la vie que je n’avais pas. Je ne suis plus une pauvre petite machine à coudre je suis une femme, une vraie femme, qui aime et qui est aimée. À présent, mon sang court chaud dans mon cœur, je ne sens plus la fatigue, je suis forte et joyeuse. Tu es dans ma vie comme un éblouissement de bonheur ; je ne songe plus au passé ni à l’avenir, je ne vis que pour t’aimer.

Quand, à force de courir et de s’adorer, ils s’apercevaient qu’ils mouraient de faim, ils se rapprochaient d’un village, achetaient des provisions et revenaient diner dans le bois, sur les genoux de Fauvette. On mangeait de grand appétit, on riait beaucoup, on s’embrassait encore, et, la nuit venue, l’on se hâtait vers la station du chemin de fer, les mains chargées de fleurs et le cœur tout plein de cette belle journée. Albert ne se réveillait qu’à dix heures le lendemain, mais Fauvette se mettait, au travail dès l’aube. Désormais on l’entendait rarement chanter quand elle était seule.

— Pourquoi ? demandait Albert.

— Autrefois je chantais pour me tenir compagnie, répondait-elle ; aujourd’hui j’ai ma chanson dans le cœur.

Elle avait conservé sa petite chambre. Albert, on le sait, ne voulait pas de ménage ; il montait chez elle plusieurs fois par jour, et, quand elle avait quelque chose à lui dire, elle allait de même chez lui.

Un matin, elle y courut, et, à peine entrée, jetant les bras autour du cou de son amant, elle fondit en larmes.

— Qu’as-tu donc ? s’écria-t-il avec inquiétude. Qu’est-il arrivé ?

— Tu vas me gronder, mais je ne puis pas n’en empêcher. C’est Marie qui a pris un autre amant !

— Eh bien ! c’est son affaire, ce n’est pas la tienne. Qu’est-ce que ça te fait ?

— Je sais : elle dit qu’elle ne pouvait pas vivre comme ça. Elle n’avait pas assez d’ouvrage, c’est vrai ; mais aussi je voyais bien qu’elle ne pouvait plus se faire à coudre du matin au soir. C’est égal, ça me fait beaucoup de peine ; je ne puis pas dire pourquoi, mais… d’abord je l’aime bien, Marie. Et qu’est-ce qu’elle va devenir ?

— Une étudiante de profession, parbleu ! c’est bien sûr…

— Oui, une femme qui cherche des amants pour vivre. Oh ! c’est affreux !

Et elle se remit à pleurer. Albert sentit quelque chose le pincer au cœur, et il jeta sur Fauvette un regard triste.

— Pauvre petite ! que deviendrait-elle un jour, elle aussi ?

Mais il se hâta de se rassurer.

— Elle est courageuse, elle, travailleuse…

Il ne voyait pas qu’elle s’exténuait de veilles, sans pouvoir suffire à payer sa chambre et maigre nourriture à cause des heures de nuit ou de jour, qu’il lui prenait sans cesse. Et comment aurait-elle suffi quand auparavant, en tirant l’aiguille quinze et seize heures sur vingt-quatre, elle n’avait pu éviter les dettes et la maladie ?

Elle était encore chez Albert quand on frappa vivement à la porte. C’était Labobière, avec un visage triste et défait :

Il dit brusquement à Albert :

— Tu sais la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— De Paul Thery ?

— Non, qu’est-ce donc ?

Labobière fit un grand geste qui signifiait à la fois beaucoup de chagrin et la stupefaction d’une chose excentrique :

— Il s’est suicidé avec sa maîtresse.

— Suicidé cria Albert en pâlissant ; mort ?

— Mort ! pardieu ! Elle aussi. On les a trouvés tous deux ce matin. Il y avait deux lettres cachetées pour les parents et ces lignes ouvertes pour tout le monde :

« Il fallait nous séparer ; nous avons préféré mourir ensemble. »

— Ils se sont asphyxiés.

— Grand Dieu ! dit Albert.

Fauvette ne disait rien ; elle était toute pâle, ses bras tremblaient, et enfin de grosses larmes se mirent à rouler sur son visage.

— On les enterrera demain, reprit Labobière ; nous voulons nous concerter. Viens-tu ?

— Certainement, dit Albert.

Et il prit son chapeau. Ś’approchant alors de Fauvette :

— Voyons, chérie, ne te fais pas trop de mal.

Mais elle sanglottait.

— Quelle folie ! dit Labobière. S’aimer à en mourir ! On ne voit plus ça. Aurait-on cru pareille chose de Théry, qui était si intelli-