Aller au contenu

Page:Leo - Marianne.djvu/126

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Prends une voiture, mon chéri, je suis fatiguée…

— C’est bien ce que je veux faire, dit-il.

— Oui, reprit-elle en pressant doucement son bras, et tu y feras monter avec nous celle pauvre femme qui n’arriverait pas chez elle sans avanies, Je t’en prie, ajouta-t-elle, voyant qu’il hésitait.

Albert céda, quoique fort contrarié, car il avait compte être en tête-à-tête avec sa maîtresse, et celle femme vieille, laide et infortunée, avait excité beaucoup plus son mépris que sa, compassion. Il prit donc un fiacre fermé et ils y montèrent tous les trois. L’obligée, par reconnaissance, voulut être aimable et causa tout le temps ; elle parla de nouveau du père d’Albert et dit aussi clairement que possible qu’il avait été son amant, le premier ; car, ajoutait-elle, j’étais si jeune alors ! Même, en évoquant ces souvenirs, des larmes revinrent à ses yeux flétris, et l’état ses joues en devint épouvantable. Cette ruine plâtrée, fardée, coquette encore, était, vraiment effrayante à voir. Elle s’épuisa en congratulations près d’Albert et de Fauvette, et pria celle-ci de lui donner son adresse.

— Car je vous dois une visite de remerciements, madame, et je suis si heureuse d’avoir fait votre connaissance

Albert recevait tout cela d’assez mauvaise humeur, Fauvette mettait à y répondre de la bonne grâce, pour deux. Ils conduisirent Mlle Florentine chez elle, au bout extrême de la rue Saint-Jacques, et revinrent dîner ensemble au café des Écoles ; mais Fauvette n’avait pas faim, elle ne pouvait dominer sa tristesse et les larmes l’étouffaient.

Les jours qui suivirent, elle parla plusieurs fois à Albert de M. Démier, demanda s’il l’avait vu et manifesta naïvement le désir de le rencontrer. Albert fit la sourde oreille : d’a : bord il ne rencontrait Pierre qu’aux cours de la Faculté de médecine et l’abordait rarement, ils n’avaient point d’habitudes communes ; puis il se serait bien garde de mettre en rapport avec sa maîtresse le voisin de sa famille, le fils de Mme Démier, avec laquelle Marianne était toujours en relations fréquentes. Assurément il ne craignait pas une dénonciation, mais il était plus prudent d’éviter de tels hasards.

Un jour, cependant, Pierre et Albert se rencontrèrent à la sortie de l’école, suivant le même chemin. Ils échangèrent une poignée de main, se mirent à causer du cours, et ayant atteint le boulevard Saint-Michel, ils le remontèrent ensemble. Au coin de la rue des Écoles, Albert, pensant que son compagnon allait le quitter, s’arrêta, et en effet Pierre s’arrêta en même temps et tendit la main à Albert ; mais, après qu’ils eurent ainsi fait mine de se séparer, ils se remirent à marcher du même côté.

— Vous allez dans cette rue ? dit Albert.

— J’y habite depuis quelques jours.

— Ah ! nous sommes voisins alors.

Ils échangèrent encore quelques mots ; puis, arrivé à la porte de sa maison, Albert, s’arrêtant, donna de nouveau une poignée de main à Pierre ; ils prirent de nouveau congé l’un de l’autre et se retrouvèrent épaule contre épaule devant la porte.

— Quoi ! c’est ici que vous habitez ?

— Oui.

— J’en suis charmé. Alors montons ensemble.

Ils s’arrêtèrent du même côté, sur le même palier.

— Ce n’est pas dans ma chambre que vous demeurez ? demanda Albert avec un peu d’inquiétude, car il n’y avait là que sa porte et celle d’un couloir qu’il ne supposait pas

— Je ne pense pas, dit Pierre en ouvrant la porte du couloir, Vous ne voudriez pas être si mal logé

— Il y a une chambre là-dedans ?

— Oui ; au fond ; une chambre ou plutôt un cabinet. C’est petit ; mais cela donne sur un jardin, et je préfère celle vue à celle de la rue, En outre, ce n’est pas cher et j’ai besoin d’économie. Voulez-voir ma cellule ?

Albert le suivit ; Pierre ouvrit à tâtons une porte obscure, et ils se trouvèrent dans un cabinet, éclairé par une fenêtre, par laquelle on apercevait des arbres, un grand espace ouvert. Pour tous meubles, une couchette en fer, une table, deux chaises, une commode et des rayons de bibliothèque, pleins de livres. Une porte était pratiquée dans la cloison en face de la fenêtre.

— Eh ! mais, n’est-ce pas vous qui seriez mon voisin ? dit tout à coup Albert en regardant cette porte. N’avez-vous pas toussé fort, il y a trois jours, en entendant certaine conversation ?

— Une voix de femme ? dit Pierre : Oui. Comme avant moi, je crois, cette chambre n’était pas habitée, j’ai voulu prévenir…

— Vous avez fort intimidé certaine petite personne de ma connaissance, dit Albert en riant ; depuis ce temps, on ne s’embrasse plus que du bout des lèvres et on ne se dit plus de tendresses qu’à demi-voix.

C’est Pierre qui avait rougi.

— Mais voyons, reprit Albert.

Il regarda par le trou de la serrure.

— Je ne vois rien, dit-il. Ah ! je me rappelle maintenant ; c’est ma commode qui est devant cette porte. Eh bien ! je suis charmé que ce soit vous, mon cher Démier, qui soyez ce voisin, que nous avons un peu maudit, sans le connaître. Justement, ma…