Page:Leo - Marianne.djvu/134

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plus souvent, d’autre effet que d’éveiller en elle des idées contraires, d’asseoir dans son esprit des jugements opposés. Cette éducation contradictoire est, faute d’une meilleure, celle de la plupart des esprits robustes. Elle aida Marianne à progresser plus vivement qu’elle n’eût pu le faire par des réflexions solitaires, En ce qui concerne particulièrement le rôle de la femme, suivant l’esprit de l’Église (qui diffère si peu de celui du monde), la jeune fille avait reculé de dégoût devant ce type d’esclave abjecte et rusée, devant cette abdication de la dignité et de la sincérité, qui sont l’idéal du monde et de l’Église, et grâce auxquels l’Église gouverne le monde en faisant de la femme son instrument.

Elle comprit tout cela peu à peu, et ces deux années de solitude morale et de réflexion secrète murirent singulièrement son esprit, arrivé d’ailleurs, d’après les lois naturelles, à une époque sérieuse de développement. Toutefois, grâce au milieu qu’elle occupait, Mlle Aimont avait forcément tourné dans le même cercle, et les voiles des convenances, encore épaissis par Mme Brou, lui dérobaient en bien des choses la réalité. Elle le sentait, et éprouvait, quoique mêlé d’un peu de crainte virginale, le vif désir de savoir davantage. Cet aveuglement qu’on impose aux jeunes filles sur leurs plus proches intérêts n’avait chez elle du moins rien de volontaire ; mais sa curiosité, comme sa faculté de deviner, différaient du tout au tout de celles d’Emmeline, qui trouvait souvent sa cousine obtuse et prenait avec elle des airs de matrone. La curiosité de Marianne s’appliquait à des sujets où le bonheur de sa vie et le calme de sa conscience, elle le comprenait bien, étaient attachés. Cet amour d’Albert auquel elle vouait sa vie, qu’était-il ? Contenait-il vraiment les trésors d’affection et de vérité qui pouvaient alimenter une existence entière ? Ou bien cette tristesse, ce vide, cette inquiétude, qui l’envahissaient déjà, devaient-ils s’accroître et lui faire une solitude sans espérance ? Que devait-elle attendre ? Que devait-elle donner elle-même ? que se passait-il autour de ce fiancé, dont la vie lui restait cachée, tandis que la sienne à elle n’était qu’une attente de leur union ? Son cœur était-il trop exigeant ? Avait-elle raison ou tort ?

Pour cet inventaire, la réalité lui manquait. Elle était comme un prisonnier doué d’une excellente vue, enfermé dans une chambre sans fenêtres. Dans sa pensée confuse, dans son sein agité, mille idées, mille impressions naissaient et mouraient, sans vérification possible. L’annonce du voyage à Paris la fit tressaillir de joie. Qu’y verrait-elle ? qu’apprendrait-elle ? Elle ne savait pas, mais n’en espérait que davantage. Comme beaucoup de jeunes esprits, il y avait en elle un ardent mélange de timidités et d’audaces, d’incompréhension et d’intelligence. Elle arrivait émue, inquiète et vaillante, ouvrant largement ses yeux candides, et, si elle rencontrait sur sa route l’urne du destin, prête à y plonger la main, sans hésiter.

À la descente du train, Albert était là. L’émotion peinte sur ses traits, son empressement, firent battre doucement le cœur de la jeune fille. On prit deux voitures, Albert monta dans l’une avec sa mère et Marianne. Il était dix heures du soir ; à la faveur de l’ombre, il prit la main de sa fiancée, et, tandis qu’ils parlaient à trois des objets qui passaient devant leurs yeux, il la serrait doucement. Pour elle, cela ne pouvait signifier qu’une chose : amour ! ce qui voulait dire encore : amour éternel ! Et déjà elle se reprochait ses doutes. De temps en temps, quand un bec de gaz les éclairait, elle voyait briller une flamme d’amour dans les yeux d’Albert. Les quais se déroulaient sous leurs yeux. Il nommait tour à tour le pont d’Austerlitz, le jardin des Plantes, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; la Seine, çà et là étincelante, glissait sous les arches ; de plus en plus épaisses, couraient les guirlandes de lumière. On entrait au cœur de Paris, on côtoyait le Pont-Neuf ; là-bas, c’était le Louvre. On tournait enfin la rue des Saint-Pères, on touchait au quartier latin. Marianne, toute émue d’impressions vraies et charmantes, souriait, avec de grands yeux demi-attentifs et demi-rêveurs. Que cela est bon d’être aimée ! Que cela est beau d’être à Paris !

— Au loin, ses études l’absorbent ; mais de près il est toujours le même, se dit-elle en s’endormant paisible et joyeuse, tandis que les mots tendres qu’Albert lui avait glissés bourdonnaient encore à son oreille.

Il y avait trois mois qu’Albert n’avait vu sa fiancée, et depuis trois mois il voyait Fauvette chaque jour. C’en était assez pour qu’un changement s’opérât. D’ailleurs, si le temps et d’autres impressions avaient altéré le premier enthousiasme de son amour pour Marianne, il n’avait jamais cessé de voir en elle la fiancée de ses rêves, l’objet le plus précieux de ses affections ; et près d’elle, à la regarder, à l’écouter, l’enthousiasme revenait aisément. Marianne ne se trompait point à la vivacité de ses regards, à la sincérité de ses déclarations.

On alla dans la matinée visiter le Louvre, les quais, et l’on se rendit, aussitôt après déjeuner, chez les Milhau.

— Elle a vraiment embelli dit à demi-voix Mme Milhau, en regardant Emmeline, qui, les yeux baissés, était tout oreilles.

Mme Milhau invita la famille à diner pour le lendemain.