Page:Leo - Marianne.djvu/137

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

d’un amour pur, c’est-à-dire du chagrin de sa rupture avec un amant dont elle n’était pas digne. Cet amant, il est vrai, était un jeune débauché ; mais, fils de bonne maison, et destiné, lui aussi, à passer de la pratique de la vie de bohème à l’exercice des vertus de famille.

Tout cela était dit en fort bons termes ; il n’y avait pas un mot dont une oreille délicate pût s’effaroucher. Mais les scènes étaient parlantes, et il fallait bien comprendre, à moins de ne pas entendre le français. Mme Brou ne tarda pas à s’agiter sur son siège et à rouler des yeux formalisés en regardant son mari. Le docteur haussa les épaules. Ils y étaient, il fallait y rester. Au foyer, dans l’entr’acte, Mme Brou s’en prit à M. Milhau.

— Mais en vérité, cher monsieur, ces pièces-là ne sont pas du tout convenables pour des jeunes filles. Vous m’aviez dit les connaitre et alors j’avais pensé…

— Ma chère dame, il n’y en a pas d’autres ; elles sont toutes comme ça. Il faudrait alors ne pas aller au spectacle. On y va tout de même. Il ne manque pas de jeunes personnes dans la salle, si vous avez remarqué. A Paris, ça ne fait rien.

— Ah ! si c’est ainsi…

— Il est certain, dit le docteur, que j’ai examiné l’affiche des spectacles depuis deux jours, et les titres seuls… ce ne sont que bâtards, ingénues, filles de marbre, pays latin, demoiselles, vie de bohème, femmes coupables ou autres titres plus enveloppés, mais non moins suspects. Ah ! les mœurs publiques sont tombées dans un triste état !

Mme Brou en parut affligée ; elle poussa un grand soupir.

— Après tout, dit-elle, Emmeline est si innocente que je suis bien sûre qu’elle n’y comprendra rien. Mais voyez-la donc avec M. Beaujeu ! Ils sont réellement fort bien en semble. Pourtant… cela est bien compromettant, cher monsieur Milhau, Si nous n’étions pas à Paris comme dans un désert…

C’était en effet au bras de M. Beaujeu qu’Emmeline marchait dans le foyer, suivie à deux pas d’Albert et de Marianne, et les deux couples ne paraissaient guère moins intimes l’un que l’autre, sauf qu’Emmeline, tout en recevant, avec une grâce charmante, les empressements et les compliments de M. Beaujeu, persistait toujours à n’y rien comprendre.

Tout à coup Mme Brou fit un soubresaut.

— Qu’avez-vous, chère madame ? lui demanda M. Milhau, au bras duquel elle venait d’imprimer une vive secousse.

— Anatole ! Anatole ! murmura Mme Brou d’une voix étouffée, en s’adressant à son mari, je viens d’apercevoir M. Horace Fau que. Il est ici.

— Horace Fauque ! répéta le docteur d’un air contrarié en cherchant des yeux.

— Bon Dieu ! chère madame, est-ce donc un personnage dangereux que ce monsieur-là.

— Il est de Poitiers, dit Mme Brou avec désespoir.

— Eh bien ! reprit M. Milhau, ne saisissant pas ce que les compatriotes des Brou pouvaient avoir de si terrible.

— Vous ne comprenez pas ? Il a vu Emmeline au bras de ce monsieur ; il est dans la salle et nous a déjà remarqués sans doute dans notre loge, Cela va faire des commérages là-bas !… Ah ! bon Dieu ! Et moi qui croyais qu’on ne se rencontrait jamais à Paris. Ah ! nous avons fait là une imprudence. Voyez-vous, monsieur Milhau, il faut que votre parent se décide tout de suite ou bien… Je n’entends pas que ma fille soit compromise.

— Tu te seras trompée, je ne le vois pas, dit le docteur après avoir dévisagé toutes les personnes qui se trouvaient au foyer.

— Je l’ai très-bien vu, mais il n’a fait que paraître et disparaître. Quand il a rencontré mon regard, il s’est immédiatement dérobé par cette porte là-bas. Il était avec une femme pâle. On a bien raison de dire que c’est toujours un mauvais sujet.

— Voyons, reprit M. Brou, tu n’en sais rien. Et puis peut-être ne nous a-t-il pas vus ? Nous allons rentrer dans la loge et je me placerai près d’Emmeline.

C’est ce qu’il fit, séparant ainsi sa fille du galant M. Beaujeu ; mais Mme Brou ne fut pas rassurée pour cela. Jugez donc ! Et si ce mariage venait à manquer ? Et quand bien même il réussirait, qui sait ce qu’on pourrait dire ? Qu’on était venu chercher ce monsieur, qu’on lui avait fait des coquetteries ; que Mlle Brou se promenait à son bras dans les théâtres !… Ô ciel ! Mme Brou, qui avait rêvé d’éblouir Poitiers de ce beau mariage, beau des 200, 000 fr. du prétendu, et de l’annoncer à son heure et dans toutes conditions favorables pour produire un bel effet ! Quoi ! pour un moment de relâchement, on pourrait avoir à lui reprocher une chose non convenable, à elle Mme Brou ! Et dans l’œuvre la plus délicate de sa tâche maternelle, le mariage de sa fille ! C’était horrible à penser. Ah ! cet Horace, comment, pourquoi s’était-il permis de venir à Paris ? Cela était indigne ! Il n’avait pu avoir que de mauvais motifs pour cela.

Elle le chercha obstinément des yeux dans la salle, mais ne put le découvrir. Du reste, on eût dit que M. Beaujeu devinait la gravité des circonstances ; car, au lieu de chercher à reprendre la conversation avec Emmeline, qui parfois tournait obligeamment la tête de son côté, il paraissait ne songer qu’à se cacher derrière l’abri que lui offrait le dos