Page:Leo - Marianne.djvu/143

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— Eh bien ! mon cher, on vous attend pour se mettre à table.

— Mais non, je vous prie, n’insistez pas.

— Il le faut, je vous assure. Maintenant j’ai promis : Venez, je vous prie.

Et tout bas, il ajouta :

— Elle est partie ?

— Non, répondit Pierre.

— Ah ! sac… Il le faut pourtant. Mettez-la à la porte, que diable !

Pierre ne répondit pas, et la porte se referma.

— Eh bien ; qu’est-ce que ces pourparlers ? demanda Mme Brou. Tu as donc un voisin ?

— Oui, et une connaissance. Nous allons mettre un couvert de plus.

— Mais, mon enfant, il n’y a déjà pas moyen de ranger à table.

— Il y a les malles, maman.

Et Albert, trainant gravement une grosse malle au bout de la table, y mit une serviette et trois couverts ; après quoi, il posa par terre les deux coussins du divan et le dictionnaire.

— À la turque ! dit-il ensuite en s’asseyant, les bras et les jambes croisés ; luxé oriental !

Les jeunes filles riaient. Emmeline s’empressa de s’asseoir à la petite table, et M. Beaujeu se plaça près d’elle.

— Ah ! M. Pierre Démier !

C’était Marianne qui s’exclamait ainsi, et l’accent de sa voix et l’expression de son visage disaient tout le plaisir que lui causait cette surprise.

Pierre était là en effet, saluant en silence ; Il avait l’air réservé et même étrangement triste.

— M. Pierre Démier ! répéta Mme Brou. Et d’où sort-il ?

Le docteur, plus au fait, mais qui semblait toujours flairer quelque anguille sous roche, vint donner la main à Pierre, très-cordialement ; Marianne arrivait en même temps que lui.

— Oh ! monsieur Pierre, que je suis contente de vous trouver ici ! Il y avait bien longtemps que nous ne nous étions rencontrés !

Variabilité des jugements humains ! Cette phrase naïve et sincère, et la poignée de main qui l’accompagnait, qui l’une et l’autre rafraîchirent le cœur de Pierre, furent extrémement désagréables à Mme Brou.

— Non, jamais elle ne sera convenable, se disait-elle de sa future belle-fille avec désespoir.

Elle voyait si bien, elle, Mme Brou, comment Marianne aurait dû recevoir ce jeune… homme, le fils du charpentier, leur voisin ! avec une légère inclination de tête, gracieuse mais affable, c’est-à-dire condescendante, une bonté marquée… si marquée, qu’elle eût marqué en même temps la différence des rangs. Et ce fut justement ainsi que Mme Brou salua Pierre d’une façon quasi-royale. Il ne sourit pas, et sans doute il ne vit pas même cela ? Qu’avait-il donc ?

Il n’était pas non plus convenable qu’Emmeline restât assise à la petite table ou, si l’on veut, à la grosse malle, à coté de M. Beaujeu. Mais vraiment tout le monde, à l’exception de Mme Brou, avait perdu la tête ce soir-là. Quelle idée avait eue Albert d’inviter ce… garçon, pour être témoin de leur intimité avec M. Beaujeu ? Il est vrai que ce… garçon n’était sans doute pas fort sur les usages et n’y verrait rien… Ce n’était guère plus inquiétant que l’observation des domestiques, dont Mme Brou s’inquiétait si peu ; et puis elle avait décidément grand faim, ce qui coupa court à ses réflexions, et, sur l’indication de son mari ; elle s’assit sans protester entre M. Milhau et Pierre, qui eut à sa gauche le docteur et en face de lui Marianne.

Le souper était fin quoique simple : un chapon, des perdreaux truffes, une galantine, quelques condiments, une crème à la vanille, un gâteau, un panier de fruits confits, une boîte de bonbons, du pomard et du champagne : Mme Brou et la plupart des convives firent largement honneur au festin. La petite table était dans son rôle, elle faisait l’enfant ; on y riait fort.

— Qu’avez-vous donc, mademoiselle Marianne ? vous voilà de nouveau préoccupée, dit M. Milhau.

— De nouveau répéta-t-elle pour répondre quelque chose.

— Oui, vous l’étiez déjà beaucoup au theâtre, pendant les entr’actes, et même en venant ici ; vous m’avez avoué que la pièce ne vous plaisait pas et vous m’avez promis de m’expliquer pourquoi.

— La pièce, mais d’abord laquelle ? demanda le docteur.

— Elles me semblent toutes la même, dit Marianne.

— Comment ? pas du tout. La première est une leçon à l’adresse des épouses légères ; la seconde, une conversion de l’enfant prodigue, la troisième… ma foi ! c’est assez difficile à dire : la Fille aux jasmins. La connaissez-vous, monsieur ? dit M. Milhau s’adressant à Pierre.

— Oui, monsieur, je l’ai vu jouer. C’est — permettez-moi de parler comme un étudiant en médecine c’est un des nombreux produits de la maladie littéraire de notre temps, l’étude de l’insanité, la préoccupation de la courtisane !

— Il est certain, reprit M. Milhau, qu’on s’en occupe un peu trop ; il n’y a plus que ça dans le théâtre et dans les romans. D’où cela vient-il ?