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XV

Quand Pierre vint à l’hôtel du Bon La Fontaine à dix heures, l’heure indiquée par Mme Brou, on le fit entrer dans un salon, et bientôt après il vit paraître Marianne seule. Elle vint directement à lui, la main tendue. Un doux sourire et une expression affectueuse éclairaient son front sérieux. Elle était vêtue d’une petite robe de sole grise à carreaux, ornée de simples biais, un élégant négligé de courses à pied ; mais elle n’avait ni gants ni chapeau.

— Ces dames dormaient encore, dit-elle ; je les ai prévenues, mais sans beaucoup de succès, et je crois que notre course est manquée pour ce matin.

Et cependant elle s’asseyait et invitait du geste Pierre à s’asseoir ; il dit avec un peu de roideur :

— En ce cas, mademoiselle, je reviendrai cette après-midi, à… une heure ?

Et il s’apprêtait à la quitter. La figure de Marianne exprima un vif désappointement.

— Quoi vous partez ?

— Mais puisque…

— C’est vrai, dit-elle tristement, nous abusons déjà… Vous travaillez beaucoup, monsieur, et votre temps est précieux.

— Il m’est très-précieux, répondit-il, quand il peut vous être utile.

— Oh ! monsieur Pierre, voilà une phrase de politesse mondaine qui de votre part m’étonne.

— Elle est très-vraie, mademoiselle.

— Alors pourquoi avez-vous hâte de partir ?

— Mais je n’ai pas la prétention…

— Vous avez bien tort, monsieur, reprit-elle. Ayez, je vous en prie, la prétention très justifiée de m’être utile, agréable, et restez un peu au moins jusqu’à ce que MM. Milhau et Beaujeu arrivent. Si vous saviez quelle joie c’est pour moi que de pouvoir causer avec vous !

— Quelle bonté dit-il en rougissant.

Pourtant une expression pénible passa ensuite sur ses traits…

— Oh ! ce n’est pas de la bonté, reprit Marianne ; c’est de la fraternité, monsieur Pierre. Rappelez-vous quels nobles conseils vous m’avez donnés, quelles émotions nous avons partagées, et laissez avec moi le ton cérémonieux. Je vous dirai, moi, tout simplement que j’ai vivement regretté de ne pas vous avoir vu depuis ce temps, que j’ai été heureuse de vous rencontrer hier, et plus heureuse encore de vous voir lié avec Albert, parce que… parce que cela me promet que nous nous verrons souvent plus tard. Vos pensées, vos réflexions, ont une science que n’ont pas les miennes ; mais nous pensons de même, et si vous saviez combien je suis heureuse de vous entendre exprimer et si bien raisonner mes sentiments !…

L’émotion de Pierre semblait profonde, mais il ne l’exprima pas et se contenta de serrer la main que lui tendait Marianne. Déjà il s’était assis. Comme il ne parlait pas, elle reprit :

— Hier encore, j’étais agitée de colère et d’indignation après ce spectacle. Vous m’avez fait un bien !… Cependant j’ai senti que vous ne disiez pas toute votre pensée, et vous avez bien fait, car… on ne vous l’eût pas pardonné. D’ailleurs ce que vous ne m’avez pas dit, il me semble le savoir aussi bien que ce que j’ai entendu.

— C’est pour vous que je parlais, dit-il, entraîné par les paroles de la jeune fille, et il ajouta d’une voix très-émue : Je suis bien heureux…

— Monsieur Pierre, y a-t-il beaucoup de jeunes gens qui pensent comme vous ?

— Il y en a certainement que je ne connais pas, répondit-il. Puis on peut être d’accord sur tel point et non sur tel autre. J’ai deux amis intimes, un seul eût été hier tout à fait de mon avis.

— Un seul dit-elle tristement.

Elle resta silencieuse et demanda un instant après :

— Pouvez-vous me dire son nom ?

— Certainement : Aristide Cheneau.

Marianne baissa la tête. Ce n’était pas Albert.

Il y eut encore un silence, puis elle revint à sa préoccupation.

— Mais Albert aussi est de vos intimes, puisque vous habitez presque ensemble ? Ah ! n’est-il pas l’autre peut-être ?

— Non, mademoiselle… Albert et moi nous sommes de bons camarades simplement. C’est le hasard qui a réuni nos logements.

— Mais vous causez avec lui sur… des sujets sérieux ?

— Non, répondit Pierre en hésitant un peu et sans autre explication…

— Je le regrette, dit la jeune fille avec un regard qui contenait une prière muette.

— Nous n’avons pas le même caractère et nos habitudes sont différentes, dit Pierre doucement. Albert est le fils d’un bourgeois ; moi, d’un charpentier. Non-seulement j’ai l’amour du travail, mais la nécessité rend ce travail opiniâtre, car j’ai hâte de décharger mes parents du fardeau de ma longue éducation.

— Devez-vous passer votre thèse bientôt, monsieur ?

— Oui, mademoiselle, très-promptement.

— Et vous espérez réussir ?

— Oh ! oui.

Pierre disait cela d’un ton si affirmatif que