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la société, c’est-à-dire le beau monde des rentiers, des professions libérales et des fonctionnaires ; le reste n’étant que matière nécessaire, mais vile, qui ne comptait pas. Il y avait aussi la toilette, sujet intimement lié au premier, et qu’Emmeline possédait à fond ; puis les soins du ménage : économie, conserves, symétrie, ordre, étiquette, etc., où Mme Brou se piquait d’être de première force.

On ne pouvait cependant parler du monde et de ses plaisirs à une jeune fille qui pleurait la mort d’un père et que son deuil devait retenir longtemps dans la solitude ; mais cette jeune fille, se trouvant privée de sa mère, avait été maîtresse de maison. Mme Brou entama donc le sujet qui lui était cher, et les premières réponses de Marianne la ravirent en lui prouvant que celle-ci n’était nullement étrangère à l’économie domestique. Aussitôt, avec le débordement naturel à toute passion, Mme Brou se mit à étaler toutes ses connaissances en faisant appel à celles de sa jeune interlocutrice ; mais elle s’aperçut alors amèrement de son illusion. Si Marianne connaissait l’administration d’une maison, cependant elle était plus qu’indifférente au plaisir de traiter ces détails, et la conversation ne durait pas depuis un quart d’heure que déjà les courtes répliques de la jeune fille, évidemment distraites et faites avec effort, rendaient difficiles de plus longs développements.

— La Bretagne est le pays du bon beurre. Vous deviez faire là-bas d’excellentes pâtisseries. Aimez-vous à faire de la pâtisserie ?

— Oh non ! S’il le fallait, je saurais, je crois ; mais autrement…

— Il doit y avoir des mets particuliers au pays ?

— Oui, le galeton.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une galette de farine de sarrasin que les paysans font dans la poêle avec un peu de graisse.

— Mais cela doit être affreux ?

— Ce ne serait pas très-bon à manger à table ; mais dans nos courses, quelquefois, quand nous entrions chez les paysans, ils se hâtaient de nous en offrir, et nous en mangions de bon cœur, avec appétit.

Ses yeux se voilèrent et sa voix fléchit à ce souvenir.

— Vous aviez du poisson à souhait ?

— Oui, madame.

— Comment accommodez-vous le turbot ?

— Je ne saurais vous le dire exactement. Notre bonne faisait bien ces choses, et je ne m’occupais que d’ordonner les repas et la dépense.

— Et cependant il faut toujours donner un coup d’œil, c’est très-utile. Quand la maîtresse de maison ne veille pas à tout, ne met pas quelque peu la main à tout, ne serait-ce que pour faire sentir sa présence, les domestiques en prennent trop à l’aise et ne veulent plus souffrir d’observations. Ainsi j’avais une cuisinière qui…

Mme Brou raconta l’histoire de cette cuisinière, et puis celle d’une autre et enfin celle d’une troisième, au milieu de laquelle elle s’aperçut que Marianne, silencieuse, le regard vague et rempli de larmes, était à cent lieues de là, en Bretagne probablement.

— Je voulais l’emmener avec moi pour surveiller le dîner, dit-elle à sa fille dans un coin du salon ; cela l’aurait occupée, mais je vois qu’elle est trop grande dame pour cela. C’est ennuyeux ; on voudrait lui faire du bien, mais on ne sait comment. Tâche de la faire causer, toi.

Emmeline exhiba ses broderies, ses tapisseries, son crochet et ses tricots. Marianne s’offrit obligeamment à l’aider et prit une tapisserie. Mais quand Emmeline lui demanda ce qu’elle préférait et voulut l’intéresser à de grands projets en ce genre, la jeune Bretonne témoigna tout autant d’indifférence que pour les soins domestiques et culinaires.

— Quoi ! vous n’aimez pas à entreprendre de beaux ouvrages ?

— Non, je prends volontiers un ouvrage dans les mains en causant. Cela me semble donner à la conversation plus de naturel et de liberté ; on parle ou l’on se tait, comme on veut. Mais autrement cela ne me semble pas une occupation suffisante, et quand je suis seule, j’aime mieux lire, faire de la musique ou me promener.

— Cependant c’est utile.

— Quand on peut l’acheter ? Il y a tant de brodeuses qui ont besoin qu’on achète leur travail. Seulement j’ai trouvé quelquefois du plaisir à broder des pantoufles et un fauteuil pour… parce que je savais qu’il serait content, et… que moi-même j’aimais à lui voir……

L’orpheline ne put achever. Sa douleur était trop grande pour ne pas remplir toutes ses pensées, et elle s’efforçait vainement de la contenir. Il eût été cent fois plus sage et plus humain de lui en parler que de chercher inutilement à l’en distraire ; mais les personnes peu sensibles éprouvent pour la douleur une sorte d’effarouchement craintif, et tout le secours qu’elles imaginent est de l’écarter au moyen d’objets extérieurs, comme ces nourrices qui se livrent à un tapage infernal pour empêcher de crier leurs enfants malades. Emmeline baissa donc pudiquement les yeux à cette allusion au père de Marianne, et tout aussitôt elle parla de sa maîtresse de musique, et d’une foule d’au-