Page:Leo - Marianne.djvu/151

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parole simple, imagée, ressuscitait les époques et montrait presque la scène quand la basilique servait d’abri aux assemblées communales, sous la protection des évêques, de refuge aux révoltés ou aux criminels, et que dans cette bizarre confusion de la vie matérielle et religieuse, que présente le moyen-âge, les nefs latérales étaient des halles de marchands. Pierre montra saint Dominique prêchant sous ces voutes la destruction des Albigeois ; Raymond VII, en chemise, abjurant l’hérésie, au pied de l’autel où plus tard Henri d’Angleterre est couronné roi de France, et où retentit bientôt après le Te Deum des victoires de Charles VII. En 1893, étrange spectacle : Notre-Dame est remplie d’hommes d’armes, mêlant les cantiques aux jurements. Ce sont les troupes populaires de la sainte Ligue qui l’ont prise pour caserne, et qui tantôt jouent aux dés ou folâtrent avec leurs ribaudes, tantôt s’agenouillent, le chapelet à la main, devant quelque moine ligueur. Deux cents ans après, quelle est cette belle femme, assise sur l’autel ? C’est la déesse Raison. Et peu après, les officiants de Notre-Dame sont les théophilanthropes.

Ensuite le jeune archéologue expliqua la pierre elle-même, depuis les grandes sculptures du Jugement dernier jusqu’aux fantaisies grotesques ou impies de l’artiste solitaire, chargé de son pendentif ou de son chapiteau. Il montra sous les restaurations modernes la splendeur des rosaces et des vieux vitraux, et tint pendant deux heurs ses auditeurs sous le charme des grands souvenirs.

La visite se termina par l’ascension des tours.

En face du panorama si vaste et surtout si plein, qui s’étendait sous leurs yeux, de cette ville immense, aux collines fertiles et peuplées ; de cette foule de monuments qui, de toutes parts, s’élevaient, mystérieux témoins des âges écoulés, tandis que de ces quais, de ces places, de ces rues tumultueuses, montait la respiration concentrée de l’humanité actuelle, palpitant ici au point le plus intense de sa vie, Marianne eut un moment d’ivresse. Des Thermes de Julien ; du silencieux et penche Cluny, ses yeux se portèrent à la tour Saint-Jacques, au Louvre, à l’Arsenal, et s’arrêtèrent à la colonne de Juillet, marquant la Bastille disparue. Puis elle regarda la colonne Vendôme, le Palais-Royal, l’Étoile, et ses regards, devenus vagues, cherchèrent, dans les brumes de l’avenir, des monuments nouveaux, dont sa pensée ne voyait pas les contours distincts, mais qu’elle appelait et pressentait, comme une mère voit l’enfant dans ses rêves. C’était la vie tout entière de l’humanité qui avait ainsi passé devant elle en peu d’instants, ici croyante et morne, là douteuse et batailleuse, héroïque, chercheuse, plaintive, indignée, exultante enfin dans un nouveau dogme, et venant aboutir à ce pandémonium de forces éteintes et latentes, à cette gestation mystérieuse et troublée, à ce combat terrible de l’heure présente, entre un monde sénile et un monde enfant. Elle voyait fourmiller sous ses pieds, dans, une agitation fiévreuse et sous des costumes divers, un peuple entier, et de cette production incessante d’actes, de sentiments, de pensées, il lui semblait que, vaporeuses et tangibles, les idées aussi montaient vers elle avec les bruits. Jamais elle n’avait tant vu, tant compris la vie ; jamais elle ne l’avait sentie si forte, si puissante, si pleine d’avenir ; elle-même était animée d’une nouvelle force et d’une foi plus vive. Instinctivement elle chercha le regard de Pierre : il était sur elle, ils se fondirent. Alors Marianne sentit dans sa poitrine comme une électricité foudroyante, qui l’étreignait. La respiration lui manqua ; elle se retint machinalement à la balustrade et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, surprise de ce trouble, elle se dit à elle-même : Qu’ai-je donc ? Et aussitôt elle se demanda où était Pierre, mais elle n’osa plus regarder de son côté. Ce fut seulement quand on descendit l’escalier qu’elle l’aperçut ; il était fort pâle.

Cette visite de la cathédrale avait duré longtemps ; l’heure était avancée. On tint conseil sur le parvis, et il fut décidé qu’on renoncerait pour ce jour-là à visiter les autres églises, Mme Brou avait une emplette à faire ; déjà le docteur devait être de retour à l’hôtel.

— Cela vous contrarie peut-être, Marianne ?

— Non, ma tante ; je ne me sens pas très-bien.

— Vous êtes fraîche comme une rose pourtant ; je ne vous ai jamais vu cet éclat.

— C’est vrai ! dit M. Milhau avec une surprise pleine d’admiration.

— En revanche, M. Pierre parait fatigué. Monsieur, vous avez dit de fort belles choses ; nous vous sommes bien obligés. Si cela ne vous ennuyait pas trop, nous serions bien charmés que vous voulussiez nous montrer encore les autres églises. C’est vraiment bien intéressant de savoir ainsi ce qu’on voit, et vous vous exprimez avec tant de science et de poésie !…

Pierre affirma qu’il serait charmé lui-même de remplir une seconde fois le rôle de cicerone ; mais il refusa formellement l’invitation à dîner que crut devoir lui adresser Mme Brou, et il prit immédiatement congé.

— En vérité, j’ai cru lui devoir cette politesse, dit Mme Brou après son départ. Comme il s’est donné de la peine pour nous !…