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plus qu’il n’était convenable, afin de ne pas faire attendre M. Beaujeu.

Marianne était sortie avec la hâte d’une résolution violente et ferme. Après avoir marché quelque temps dans la rue, désormais à l’abri des obsessions de sa tante et seule vis-à-vis d’elle-même, elle s’aperçut de l’étreinte affreuse qui lui brisait la poitrine, contempla de nouveau la cruelle révélation qui venait de lui être faite et sentit le besoin de rassembler ses idées avant d’agir. Elle avait un peu d’étourdissement et ses jambes tremblaient sous elle. Elle se détourna pour entrer à Saint-Germain-des-Prés, et se jetant sur une chaise, dans un des bas-côtés de la vieille église, elle mit sa tête dans ses mains et s’abîma dans ses réflexions.

Albert ! son fiancé ! l’homme qu’elle aimait et que de bonne foi, comme tous ceux qui aiment, elle croyait à part entre tous, plein de son amour pour elle et ne travaillant qu’à leur union, il aurait comme d’autres recherché des plaisirs vulgaires, peut-être coupables ; il aurait vécu à part d’elle en la trompant, car c’était bien la tromper que de lui cacher tout un côté de sa vie, surtout en lui écrivant : « Je ne pense qu’à vous, je ne vis que pour vous, je ne travaille qu’à nous réunir. » S’il jouait ainsi double rôle, s’il savait ainsi mentir et mentir vis-à-vis d’elle, elle ne pouvait plus avoir confiance en lui ; toute sa foi croulait en même temps ; car la confiance de l’amour n’admet pas de degrés : où l’on se donne tout entier ou l’on ne se donne point.

Pourtant la jeune fille se retenait dans cette chute, épouvantée, à tout ce qu’elle trouvait sous sa main : souvenirs, habitudes, protestation du sentiment qui ne veut pas admettre ce qui le tue, qui veut encore vivre et croire à tout prix. Si tout ce qu’avait dit cet homme était fort exagéré ?… si c’était faux ?

Toutes les paroles de l’usurier revenaient à la mémoire de Marianne : le café, les femmes, avait-il dit. Il a fait comme les autres. Et cet homme avait l’air de trouver tout cela fort simple. Oui, mais qu’en savait-il ? Est-ce qu’elle ne connaissait pas Albert ? Et si ces dettes avaient été contractées dans un noble but ? Pourquoi pas ? Non, il n’était pas possible qu’Albert se fût avili, qu’Albert l’eût trompée.

Mais qui donc, si ce n’était Albert, avait appris leur mariage à l’usurier ?

De tout ce qu’avait dit cet homme, c’est cela qui pour Marianne était le plus sensible. Albert s’était vanté d’un riche mariage ; il avait d’avance escompté la fortune de sa fiancée ? Cela ressemblait tellement au calcul vulgaire qu’elle en frémissait et avait beau se dire :

— Non, c’est impossible nous ne pouvons être tombées là !… Il ne peut s’être changé en un autre c’est un rêve !… Elle souffrait atrocement.

Tout à coup, elle se souvint des papiers que l’usurier lui avait remis et les prit dans sa poche. Elle vit les reconnaissances des prêts aux dates indiquées ; parcourut tristement une note interminable de soupers, de punchs, de sorbets et de cafés, et déroula enfin le mémoire du magasin de nouveautés, où elle lut :

« Fourni le 20 mai, à Mlle Armantine Garetin, une robe de taffetas violet rayé, 65 fr.

» Chale faux-crêpe de Chine, 28 fr.

» Ombrelle, 10 fr.

» Gants, 6 fr. 30.

» Jupe et tournure, 35 fr. » Etc. etc.

Après quoi venait un mémoire de l’année courante où étaient portés de nouveau une robe de soie, un châle, des gants, un canezou, etc., sans indication de la personne à qui ces parures étaient destinées.

Marianne éprouva le vertige qu’on a en tombant d’une grande hauteur, au point qu’elle se retint instinctivement à la chaise placée près d’elle, et un long moment s’écoula pendant lequel tout lui parut faux, confus, amer dans la vie, jusqu’à souhaiter de mourir. Puis un grand mouvement de dégoût et d’indignation la souleva et elle se retrouva sur ses pieds, droite et frémissante, le long de la rue Sainte-Marguerite. Elle allait remplir la promesse faite à Mme Brou, sauver Albert de son embarras et de la colère de son père, lui jeter avec mépris ces mots : « Vous ne m’aimiez pas vous m’avez trompée ! » et vomir après la vie, si elle pouvait.



XVI

En montant l’escalier d’Albert, Marianne se demandait : Sera-t-il là ? Car il avait allégué le besoin de travailler. Mais savait-elle maintenant si tout dans ses paroles n’était pas mensonge ? Elle frappa, subit une attente de quelques secondes pendant laquelle son cœur l’étouffait.

— Entrez ! dit la voix d’Albert.

Elle entra. Il se leva vivement en la voyant et fut encore plus étonné, au second coup d’œil, de la trouver seule.

— Quelle surprise, chère Marianne ! Mais… qu’y a-t-il ?… Quoi !… vous venez ?… Marianne, cria-t-il en la regardant de plus près, il y a un malheur ? Mon père ?… ma mère ?… quoi donc ?

— Rassurez-vous, dit-elle en faisant un effort pour parler, il n’est rien arrivé de fâcheux à aucun des vôtres.