Page:Leo - Marianne.djvu/17

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ter, mais ne s’appropriait rien, et elle avait toujours l’air de dire — ce qu’elle pensait en réalité : — Voyez ! n’est-ce pas comme cela qu’il faut dire et faire ? ne suis-je pas convenable ? n’est-ce pas là le modèle du comme il faut ? Et précisément à cause de cela, elle restait vulgaire, empesée, Gothon comme devant, et l’on était tenté de lui crier : Eh ! non, ce n’est pas cela ! vous jouez une parodie.

Ce n’était pas affaire de race, puisqu’on sait bien avec quelle rapidité une Louison de village se transforme en petite dame, ou en grande dame au besoin. Non, c’était une sorte de jettatura, comme le don d’une mauvaise fée. Cette pauvre femme n’avait qu’une passion, et cette passion était malheureuse. Plus elle voulait être distinguée, moins elle le pouvait.

Peut-être était-ce l’excès du désir qui créait cette préoccupation fatale au naturel ? Irréprochable dans sa grammaire, dans sa politesse, dans sa mise, dans ses visites et dans ses réceptions, habillée de satin et de dentelle, Mme la doctoresse Brou restait la Pauline Chouron qui étant petite avait porté la coiffe ronde des Neuvillaises, attachée sous le menton par un galon fortement serré, qu’on appelle dans le pays la bride. Toute sa distinction, toute son élégance, tout son appris, lui restaient superposés, comme un vêtement d’emprunt.

Elle n’avait été ni laide ni jolie, et restait encore fraiche, avec un embonpoint de matrone, qui n’avait rien d’exagéré, si ce n’était qu’elle en paraissait gênée. Il est probable que la maigreur lui eût semblé de meilleur ton. Du reste, c’était une femme pleine de qualités : elle admirait son mari, adorait son fils, aimait sa fille ; elle était bonne ménagère ; son empressement à rendre des services à ceux qui n’en avaient pas besoin n’avait pas de bornes. Elle exigeait des autres, il est vrai, beaucoup de vertu. Mais la vertu n’est-elle pas la plus grande richesse ? et les pauvres peuvent-ils se plaindre qu’on les oblige de s’en pourvoir ? Peut-être les domestiques de Mme Brou lui trouvaient-ils des défauts, mais l’opinion de ces gens là n’est pas reçue dans le monde.

Si toutefois il faut le dire, Mme Brou avait un défaut, un défaut grave, mais qui tenait encore à son grand amour de la distinction. Elle avait convenablement pleuré ses parents, mais leur perte l’avait soulagée d’un tourment énorme : celui de les voir arriver chez elle les jours de marché, dans un cabriolet mal tenu, avec leurs habits villageois et leur langage rustique. La coiffe de sa mère et les galoches de son père avaient enlevé à cette pauvre femme toutes les douceurs de l’amour filial. Depuis leur mort, Mme Brou avait rompu avec le reste de la famille, et même elle voyait rarement sa sœur, bien que celle-ci portât le chapeau ; mais c’était une petite notairesse de village, ayant d’assez mauvaises façons, parlant haut et riant à gorge déployée. Un seul parent avait été excepté : c’était un prêtre, un vieil oncle, dont Mme Brou s’honorait, parce qu’il était chanoine. On le recevait à dîner, une fois par semaine, avec de grands honneurs.

Il va sans dire que le récit fait à Marianne par Mme Brou laissa de côté tous ces détails. La doctoresse raconta seulement, en termes délicats, ses rêves de jeune fille au Sacré-Cœur et dans les domaines paternels ; son amour pour M. Brou, qu’elle avait eu le bonheur d’enrichir ; ses hautes relations, ses voyages, la naissance de ses enfants, leurs accidents, leurs maladies, leurs gentillesses et leur caractère. Après cela elle passa l’orpheline aux soins d’Emmeline, et la broderie reprit son empire. On n’osait pas ouvrir le piano, par suite de ce préjugé que la musique est un signe de joie. Le docteur ordonna une marche de chaque jour dans la vaste promenade publique, presque toujours déserte. Tel fut le cycle des distractions de Marianne dans la famille Brou, outre une abondance de prévenances et de petits soins qui la condamnaient à de perpétuelles actions de grâce.

Au bout de quinze jours de ce traitement, la tristesse de la pauvre fille tournait au marasme. Le docteur s’en aperçut. Époux et père, il n’était sûrement pas sans illusions sur l’amabilité de sa femme et de sa fille ; il croyait au charme de celle-ci et vantait la bonté de celle-là. Cependant, il se dit qu’une jeune personne intelligente comme l’était Marianne, et qui avait passé deux ans dans la société intime d’un homme aimable et instruit, devait avoir d’autres besoins. Mais comment les satisfaire, puisque le deuil de Marianne s’opposait à ce qu’elle vit le monde ? Peut-être le docteur se serait-il flatté de remplacer par l’instruction et l’amabilité celui qui n’était plus ; mais ses fonctions lui laissaient à peine le temps d’assister aux repas et d’échanger quelques mots avec sa pupille. On ne pouvait l’envoyer aux eaux dans l’hiver. Que faire ?

Le docteur y songea quelque temps, puis il sourit et se frotta les mains. Il avait trouvé, mieux que trouvé, puisque c’était d’une pierre faire deux coups. Un jour, au sortir de table, il prit Albert dans son cabriolet pour le conduire à l’école.

— Je suis vraiment inquiet, lui dit-il, de ma pupille. Le pauvre Aimont, chargé de l’éducation d’une jeune fille, n’a guère, je crois, observé l’usage en pareil cas. Il l’a entretenue des choses qui l’occupaient lui-