Page:Leo - Marianne.djvu/172

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que temps l’étude solitaire, et fit à l’hôpital, à l’amphithéâtre, de l’étude en action. Cela ne l’empêcha pas, de beaucoup souffrir, et surtout quand il pensait que Marianne devait être étonnée de sa conduite et croire qu’il comptait pour peu de chose l’amitié si haute qu’elle lui avait si franchement exprimée. Lui, causer une peine lui, paraître ingrat ! Il se demandait parfois si son propre salut valait l’odieux d’un tel acte.

Puis sa résolution elle-même fut ébranlée. Il ne pouvait plus consentir à ce que Marianne devint la femme d’Albert. C’était une profanation, ce devait être le malheur de cette noble fille. Albert la trompait. Si elle le savait, assurément elle romprait cette union menteuse. Eh bien ! et lui, Pierre, qu’elle avait choisi pour ami, ne devait-il pas l’avertir ? Il croyait par moments que c’était son devoir, et se disait qu’une fausse délicatesse ne devait pas empêcher qu’il ne sauvât Marianne. N’était-il pas plus son ami à elle que celui d’Albert et même, que faisait l’amitié, que faisaient les considérations personnelles, quand il s’agissait d’empêcher une injustice, un véritable crime ? Il était deux fois indigne d’elle, cet Albert, léger, égoïste de nature, et qui trahissait l’amour, la foi jurée. Elle ne tarderait pas à le bien connaitre, une fois, mariée, et alors elle serait malheureuse pour la vie. Pierre pouvait la sauver en l’éclairant, et il ne le ferait pas ? par lâcheté, par peur d’être accusé de travailler pour lui-même ? Eh bien ! ne pouvait il pas se tuer après ?

Mais, arrivé à ce point d’exaltation, une autre figure se présentait aux regards de Pierre, une figure coiffée d’un bonnet d’ouvrière, sous un bandeau de cheveux gris, et dans les traits de laquelle se fondaient la douceur et la bonté. Elle ne demandait rien et même ne savait rien ; mais pourtant de cette tête si douce et si modeste se dégageaient une majesté, une autorité profonde, qui faisaient rentrer Pierre en lui-même, et il frémissait en se disant : « Oh ! non, ma mère, non ! à toi aussi, je dois du bonheur !

Qu’est-ce que la délation ? Peut-elle être un devoir ? Est-ce toujours une infamie ? N’est-elle pas, en bien des cas, dans ce monde où règne le mensonge, condamnée par des préjugés intéressés ? L’esprit de Pierre s’enfonçait et parfois se perdait dans ces questions. Il se dit à la fin que pour juger en matière si délicate, il fallait d’abord être libre de toute partialité, et n’y voulut plus songer.

Savait-il jusqu’à quel point pouvait aller l’attachement de celle jeune fille à son fiancé, et si une telle révélation n’aurait pas simplement pour effet de lui causer une immense douleur, sans la détacher de lui ?

— Je n’ai qu’une chose à faire, se dit-il, me vaincre, et si plus tard nous devons, nous rencontrer, me conserver le bonheur de pouvoir être encore son frère, son ami ; de lui être utile peut être, à son désir, selon l’occasion et sans rien forcer.

Il eut alors plus de calme, mais il tomba dans une tristesse mortelle, où rien ne le touchait. Il ne trouvait plus de goût à la science même, et s’adressait la terrible question : À quoi bon vivre ? que seul l’homme conduit sur les limites de la vie par le désespoir se pose, et à laquelle il n’est pas d’autre réponse que la joie et le désir d’être qui animent tout ce qui vit.

Cependant Pierre ne s’abandonnait pas. Il attendait, morne, impassible en apparence, avec cette philosophie supérieure à la vue même de l’être qui la possède, et qui dit : Je puis changer. Devait-il guérir ? Lui-même l’ignorait et n’était pas toujours assez sage même pour le vouloir.

Un jour qu’il traversait la rue Taranne, il rencontra Marianne avec Mme et Mlle Brou. Celles-ci marchaient au bras l’une de l’autre, et Marianne se trouva séparée d’elles par un de ces embarras de voitures si fréquents dans ce passage. Un instant, car elle semblait distraite, elle-même courut quelque danger. Pierre s’élança au devant d’elle ; en le voyant, Marianne s’arrêta, pâlit légèrement, fixa sur lui un regard étrange, et se détourna, sans le saluer, d’un air de douleur et de mépris.

Le jeune homme était resté d’abord comme cloué au sol ; il voulut ensuite lut parler, la suivre. Il ne la vit plus !

Cette apparition, cet accueil, le bouleversèrent et, s’il avait gagné quelque chose sur lui-même, détruisit tout. Qu’avait-il fait ? que pensait-elle de luit que signifiait ce mépris ? Assurément ce ne pouvait être parce qu’il s’était abstenu de les accompagner, de les visiter, que Marianne l’avait regardé ainsi ; pour ce motif, elle eût pu être froide, non pas méprisante, elle eût respecté la liberté de son ami ; elle ne pouvait pas être injuste, elle ne pouvait pas avoir de colères mesquines, elle, Marianne : il la connaissait trop bien… Mais alors qu’y avait-il ?

Aurait-elle deviné son amour ? Mais comment ? L’air ne répète pas les soupirs qu’on lui confie, et les lèvres de Pierre n’avalent rien dit, pas même à sa propre oreille. Eût-il parlé en rêve que personne n’eut pu l’entendre, puisqu’il était seul. Et enfin, quand même elle eut deviné qu’elle était aimée, elle eut souffert pour lui au lieu de l’accuser. Oui, il avait droit à sa pitié, il l’aurait eue. ce n’était pas, ce ne pouvait pas être cela !

Mais ce que c’était, Pierre voulait le savoir. et rien au monde ne l’eût détourné de cette