Page:Leo - Marianne.djvu/174

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cela on se trouverait tout porté pour la fête et l’Opéra du soir. » Le docteur intervint :

— Au Chalet des Îles, dit-il, il y aura trop de monde ; nous serons mal servis en payant fort cher. Le meilleur moyen d’être bien est d’aller où ne va pas la foule, par exemple à Passy ou à Neuilly…

— Ce serait bien loin, dit Mme Brou.

— Puis il faut dîner en plein air, observa Mme Milhau. Ce sera beaucoup mieux ; il fait si chaud !

— Soit, dit le docteur, en plein air ; nous trouverons bien…

Ils passaient, et ces derniers mots se confondirent dans l’oreille de Pierre avec les suivants, prononcés par Emmeline, qui donnait le bras à M. Beaujeu :

— Vraiment, une calèche bleue ?…

— N’est-ce pas ce qu’il y a de plus joli ?

— C’est adorable ! justement tout ce que J’avais rêvé ! Je vous l’ai déjà dit : vous êtes l’homme le plus aimable…

— Je mets tous mes soins à vous faire plaisir… Il va sans dire que nous aurons une livrée.

— Une livrée ! Quel bonheur !

— Il faut que Mme de Beaujeu soit la femme la plus élégante de Saint-Jean-d’Augely.

— Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pouvoir montrer ma calèche à Poitiers, quand nous irons.

— Rien de plus facile ; on la fait transporter par chemin de fer.

— Oh ! alors je serai trop heureuse ! Ah ! cher monsieur, vous êtes bien celui que je devais aimer !

— Vous verrez, chère demoiselle, que notre petit intérieur sera charmant !

Pierre n’entendait déjà plus, et son cœur battait avec violence, car Marianne suivait près d’Albert.

Elle ne disait rien, et ses yeux rêveurs se fixaient à droite sur le feuillage, du côté où se trouvait Pierre. Oppressé, haletant sous ce regard, il restait immobile et n’avait ni la force ni même l’idée de l’aborder, après avoir cependant poursuivi celle idée pendant tout le jour. Mais la présence d’Albert, ce tête-à-tête, lui causaient une douleur, une répugnance mortelle. En tiers avec lui, que pouvait-il dire à Marianne ?

— Que vous êtes silencieuse ! chère amie, dit Albert. Je m’évertue à vous présenter tous les sujets possibles de conversation. J’ai passé en revue la ville et la campagne, je vous ai même adressé quelques paroles bien senties sur la beauté de ce bois et vous ne répondez que par monosyllabes.

— J’ai entendu vos paroles, Albert, et les ai fort goûtées, répondit-elle en souriant.

En même tempe, elle tourna la tête vers lui, c’est-à-dire du côté opposé à Pierre, et prit le bras de son fiancé.

— Mais à mon sens la meilleure façon de goûter la beauté des bois est de s’en imprégner en silence. Vous ne trouvez pas ?

— Si j’étais seulement sûr, dit-il, que vous êtes bien avec moi, que vous ne pensez pas à un autre…

— Oh ! répondit la jeune fille d’un ton grave, — et son visage se rembrunit aussitôt, — encore cette jalousie ? Ne revenez plus sur ce sujet, Albert ; j’en serais blessée.

Albert se pencha vers, sa, compagne pour lui répliquer, et Pierre n’entendit plus rien ; il ne vit que le voile bleu de Marianne, qui, déjà à demi détaché, rencontrant une branche d’arbre, s’envola légèrement et vint tomber de son côté.

Se peut-il que Pierre fût suffoqué de cette chose si simple, et qu’à cet esprit nourri de la science moderne, un lambeau de gaze poussé par le vent pût paraître un envoyé mystérieux, mystique, une émanation de Marianne ? L’amour, qui est une exaltation de toutes nos facultés, une fièvre, entraine-t-il par lui-même la superstition ? Ou plutôt cela tient-il à l’époque où nous sommes, sortis à peine de rêves que nous rend la surexcitation du cerveau et dont l’amour futur serait exempt ? Toujours est-il que Pierre n’eut plus qu’une pensée s’emparer du voile de Marianne, et qu’il sortit immédiatement de sa cachette de lianes, tout en marchant avec précaution, afin de ne pas produire de bruit qui pût faire retourner la tête aux promeneurs.

Il fut en quelques pas au bord de l’allée, saisit le voile avec transport, d’un mouvement irrésistible, et y posa ses lèvres. Aussitôt, quoiqu’un peu tard, il regarda avec inquiétude s’il n’avait point été vu. Mais l’allée à cet endroit formait un coude, et Marianne et Albert avaient disparu. Pierre plia le voile avec précaution et le cacha dans son sein. Des voix, qu’il reconnut pour celles de la famille Brou, arrivèrent à son oreille du retour de la route. Il écoutait, palpitant, espérant entendre celle de Marianne, quand tout à coup il frémit de la tête aux pieds. C’était elle, elle-même, qui venait vers lui, en courant, à travers les arbres. D’abord il crut à une hallucination, mais c’était bien elle ! Elle courait, et la légèreté de sa démarche faisait, quand il l’envisagea de près, un contraste étrange avec la sévérité de sa figure. Elle s’arrêta devant lui, droite, hautaine, avec cette mème expression de mépris qui l’avait, hélas ! déjà tant frappé et qui lui sembla plus accentuée encore. Il cherchait sa voix dans sa gorge, quand elle dit, du ton le plus impérieux :