Page:Leo - Marianne.djvu/185

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— Ma bonne amie, dit M. Milhau, comment peux-tu ajouter foi à des propos évidemment…

— J’ai surtout ajouté foi à votre propre contenance ! s’écria-t-elle, et ce qu’ont dit ces femmes est d’ailleurs trop probable. Ainsi, tandis que vous déploriez hypocritement avec moi les excès de notre cousin, sous prétexte de le retirer de ces débauches, vous n’aspiriez qu’à vous y plonger vous-même.

— Aménaïde, peux-tu parler ainsi ? Quoi ! c’est toi qui prends plaisir à détruire notre œuvre…

— Je m’en inquiète bien à présent de ce mariage… Moi, je n’ai qu’un conseil à donner à Emmeline, c’est de rester fille. Il n’y a que ce moyen d’échapper à d’infâmes trahisons…

Il sembla qu’Emmeline trouvait le parti extrême, car elle ne répondit pas.

M. Beaujeu prit la parole :

— Tout esprit sensé, dit-il, reconnaîtra que nous venons d’être victimes d’un infâme guet-apens et, pour dire le mot, d’une véritable mystification. Il ne serait pas digne par conséquent d’attacher la moindre importance à ces pitoyables plaisanteries et de continuer à nos dépens l’œuvre de nos ennemis. Pour ma part, je nie absolument toutes les sottises qui ont été débitées contre moi par une personne animée d’un dépit inqualifiable, et digne quant à elle-mème du plus profond mépris. Je n’en conserve pas même le souvenir, et j’ose espérer que Mlle Emmeline, dont j’ai déjà pu apprécier l’extrême bon sens, ne daignera pas de son côté y prêter la moindre intention. J’ai pu, avant de la connaître, user de ma liberté ; mais elle sera persuadée, j’aime à le croire, que depuis que je la connais, ma liberté existe plus, et que je sens désormais toute l’étendue des obligations que des liens sacrés m’imposent.

Ayant débité ce petit discours, M. Beaujeu s’inclina profondément devant Emmeline, et les trois autres hommes le trouvèrent très-fort. — C’est parbleu bien ainsi qu’il faut faire et ne pas se laisser démonter ! — D’autant plus qu’un magnifique succès couronna son éloquence. Emmeline lui tendit la main :

— Vous avez raison, monsieur, de n’avoir pas douté de moi, dit-elle. Votre conduite passée ne me regarde pas, et c’est avec une confiance parfaite dans l’avenir que je vous renouvelle l’assurance de mes sentiments. — D’ailleurs, ajouta-t-elle avec moins de solennité, en reprenant l’air candide et léger qu’elle venait de déposer un moment, je n’ai rien entendu, moi. Maman m’avait défendu d’écouter.

Elle s’avançait peut-être un peu, et c’est ce que lui fit observer Mme Milhau — qui décidément avait brandi le drapeau de la révolte — en objectant algrement :

— Alors, ma chère enfant, il ne fallait pas vous trouver mal ; il est bien extraordinaire !…

— Oh ! reprit aussitôt Emmeline, c’est d’avoir entendu seulement le nom de M. Beaujeu. Cela m’a fait un si étrange effet…

— Pauvre chère enfant ! dit Mme Brou entre deux sanglots.

— Oh ! reprit aussitôt Emmeline, c’est d’avoir entendu seulement le nom de M. Beaujeu. Cela m’a fait un si étrange effet…

— Fort bien, ma chère, reprit Mme Milhau ; faites comme les autres, allez-y à l’étourdie. Faites de la générosité, on vous le rendra en mensonges, en trahisons. Vous êtes femme, donc, faite pour être dupe. Quant à moi, je me vois ainsi payée de vingt ans de soins, de confiance et de dévouement ; j’en ai assez et je prends mon parti. — À dater de ce moment, monsieur, poursuivit-elle en s’adressant à M. Milhau, nous sommes séparés. Je vais chez ma sœur, et, s’il vous plaît, nous nous arrangerons à l’amiable. Je ne gênerai plus votre liberté.

— Aménaïde, je t’en supplie, prends le temps de la réflexion. J’ai beaucoup à te dire, mon amie, tu juges sur de simples apparences…

— En ce cas, monsieur, ce n’aurait pas été de votre faute. Peu importe ! ma résolution est prise, et je ne reculerais pas au besoin devant un procès… Adieu.

En même temps, la résolue Parisienne fila du côté de la station et disparut bientôt dans l’ombre. Le désolé M. Milhau hésita un instant, puis la suivit.

— Elle va pour prendre le train, dit M. Beaujeu ; mais il vient de partir, et il y a une heure à attendre. Ils ont le temps de se réconcilier.

— L’espérez-vous, monsieur ? demanda Emmeline.

— Oui, mademoiselle. Ma cousine est très-vive, mais elle connaît ses intérêts et n’aime pas le scandale. M. Milhau est un mari faible, il fera toutes sortes d’excuses et de promesses et se laissera gouverner plus qu’auparavant ; car c’est là un des torts de ma cousine, elle oublie trop qu’une femme ne doit jamais prendre le rôle prépondérant. Je vous parle comme à une personne sérieuse.

— Certainement, dit Emmeline ; je suis bien de cet avis.

Pendant ce colloque, Albert et Marianne, séparés par Mme Brou, qui s’appuyait au bras de son fils, gardaient le silence, et Mme Brou ne faisait que gémir et soupirer. Albert reprit l’idée d’aller chercher une voiture ; mais M. Brou insista pour y aller lui-même, heureux sans doute d’échapper à l’embarras que lui causaient les pleurs de sa femme, qu’il ne pouvait essayer d’apaiser sans toucher à un sujet impossible à traiter