Page:Leo - Marianne.djvu/191

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vis-à-vis d’une autre, et pourtant, si j’en crois mon observation, mon sentiment, cette personne mérite mieux que le dédain. Vous-même l’avez appréciée… Vous l’aimiez… Avez-vous le droit de l’abandonner ?

Albert poussa un terrible éclat de rire :

— Achevez ! Proposez-moi de l’épouser ! Sur ma parole vous avez juré de m’infliger toutes les insultes à la fois. Vous savez admirablement vous venger, mademoiselle !

Et il sortit brusquement.

Mlle Aimont était remontée dans sa chambre, et se laissait aller à l’émotion que cette scène lui avait causée. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Elle entendait encore les prières désespérées d’Albert et le voyait se traîner à ses genoux, et cela lui causait encore une âpre souffrance ; car son oreille, son cœur, toutes les fibres de son être la connaissaient bien cette voix et n’avaient pu encore se déshabituer de l’aimer. Mais la raison, le sentiment lui-même, n’étaient plus pour lui. Il y avait maintenant des choses que Marianne aimait plus qu’Albert : sa propre pudeur, l’amour vrai, la sincérité, la justice. Autrefois, elle avait cru pouvoir les aimer ensemble ; mais une séparation profonde s’était faite entre eux et lui, et elle le voyait si fort au-dessous de ces idéalités saintes et chéries, qu’elle n’éprouvait dans sa douleur aucune hésitation. Elle s’était trompée, elle et lui n’étaient pas faits pour s’unir, et elle frémissait de l’erreur irrévocable qu’elle avait failli commettre, elle s’indignait d’avoir aimé cet homme, qui faisait de l’amour une chose incompréhensible pour elle, mais à coup sur basse. Elle le sentait bien, à ses révoltes profondes, à l’indignation dont elle tremblait encore, et plus elle réfléchissait et se rappelait certaines paroles d’Albert, plus la pitié s’effaçait, laissant l’impression opposée plus forte. Cette phrase : J’aurais tout avoué si j’avais cru pouvoir espérer votre pardon, lui donnait la mesure de cette âme flasque, sans ressort et sans ardeur généreuse. Ainsi il ne pouvait être franc qu’à la condition de n’en pas souffrir ? Le besoin d’être vrai, quoi qu’il en put arriver, de ne tromper à aucun prix, de pouvoir avant tout s’estimer lui-même, ce besoin lui était étranger ! Et cette femme séduite et abandonnée qu’il osait maudire ! Il l’avait aimée pourtant, ou, s’il ne l’avait pas aimée, comment ?… pourquoi ?… Triste mystère !… devant lequel la chaste imagination de Marianne s’arrêtait, prise de peur et de dégoût ; mais en pensant à ces choses elle se rassurait : un tel homme ne pouvait être inconsolable, et quoi qu’il en dit, elle ne pouvait plus se croire aimée.

La porte s’ouvrit, et un obus entra dans la chambre. C’était Mme Brou, qui fit explosion ainsi :

— Est-ce possible ce que vient de me dire Albert, que vous voulez rompre avec lui. Vous n’avez pas pu dire cela sérieusement, je vous estime trop pour le croire. Mais vous l’avez mis dans un état épouvantable. Venez vite le consoler.

Elle parlait avec tant de conviction, que Marianne resta muette, entrevoyant l’impossibilité de se faire comprendre.

— Je vois que vous en êtes fâchée, reprit Mme Brou, et vous voilà maintenant à pleurer de votre côté ; vous êtes bien peu raisonnable ! À quoi bon faire de ces sottises ? Si vous aviez la raison d’Emmeline, tout cela n’arriverait pas, et je serais plus sûre du bonheur d’Albert. Mais enfin, allons, suivez-moi ; car il n’est pas convenable qu’il vienne dans votre chambre. Et puis, ma chère enfant, que ce soit fini, toutes ces histoires. Il y a des femmes qui croient se faire aimer davantage en se faisant valoir, je le sais ; mais cela a bien aussi ses inconvénients, cela fait voir les défauts du caractère. Le devoir d’une femme est de pardonner, et on l’aime ensuite davantage. Vous devriez croire cela, Marianne.

Était-ce l’effet des explications de la nuit passée entre le docteur et sa femme que Mme Brou transmettait généreusement à sa pupille ? On peut le croire, car l’harmonie sembla dès lors rétablie entre les deux époux et M. Brou ne quitta plus sa femme un instant pendant le court séjour qu’ils firent encore à Paris.

— Madame, dit Marianne, — car il fallait enfin répondre, — je regrette d’avoir à vous le dire, puisque vous m’en blameż d’avance ; mais ma résolution est très-sérieuse. Je ne crois pas qu’une union désormais puisse être heureuse entre Albert et moi.

— Ah ! vous ne croyez pas !… s’écria Mme Brou ; et elle s’arrêta suffoquée. Tenez, vous êtes folle ! cria-t-elle ensuite. Vous êtes folle ! je l’avais toujours dit.

— En ce cas, madame répondit la jeune fille blessée, vous n’avez qu’à me remercier de ma décision et je m’étonnerais de votre insistance.

— Ainsi, reprit la mère d’Albert, sans s’arrêter à l’argument, c’est à cause des calomnies de ces misérables d’hier que vous rompez un engagement si ancien et qui est devenu public ? Vous vous en fiez plutôt à la parole de ces gens qu’à celle de mon fils ?

— Quand l’évidence… Mais d’ailleurs, madame, Albert m’a tout avoué.

Ce mot causa une suffocation nouvelle à Mme Brou.

— Tout avoué ! repéta-t-elle, cela n’est pas possible !