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Page:Leo - Marianne.djvu/194

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bonheur où d’autres sommeillent, et son jeune front déjà était tout baigné de l’aube où de plus en plus la solidarité humaine devait se révéler à elle comme une science et une religion.

Cependant elle trouvait la vie bien dure à apprendre, et elle saignait de la voir à ce point avilie. Les accusations de Mme Touriot n’étaient rien à côté de tout ce que Marianne venait de voir et d’entendre. La parole seule reste vague, se fait peu comprendre ; le fait s’impose avec une terrible éloquence, il réveille et saisit toutes les facultés à la fois. Elle voyait, elle touchait, elle était révoltée, et, avec cette passion qui anime les êtres jeunes, se sentant inévitablement liée à cette vie humaine qui à ses yeux s’abaissait ainsi, Marianne eût voulu par moments la repousser et la fuir.

Dans ce naufrage, un seul appui se présentait à sa pensée avec persistance, un caractère noble et vaillant, un homme qui pensait comme elle et savait plus qu’elle : Pierre. Elle eût voulu lui parler, — non, lui écrire, — c’était plus facile, mais elle n’osait pas ; et cependant ce désir devenait obsédant, presque irrésistible. Peut-être ce qui la retint fut la crainte de voir entrer le docteur ; car, à chaque instant, d’après les dernières paroles de Mme Brou, elle s’attendait à l’entendre frapper. Mais il ne vint pas, jugeant plus prudent de ne pas fatiguer sa pupille et de la laisser aux inquiétudes, à l’angoisse de sa détermination. Certains caractères tétus, pensait-il, ne font que s’irriter par les objections d’autrui, et, livrés à eux-mêmes, se trouvent : fort embarrassés des résolutions qu’ils ont annoncées ; aujourd’hui le mariage est trop avancé, trop public, pour que Marianne ose le rompre, faire un tel éclat. Elle usera donc elle-même sa résistance, et, quand je reviendrai, affectueusement, sérieusement, lui fournir de bonnes raisons, elle sera bien aise de s’y rendre.

Toute personne qui résistait au docteur était un caractère tétu

Les heures donc s’écoulèrent, et, quand midi sonna, ce fut Emmeline qui vint chercher Marianne pour le déjeuner.

— Quoi ! tu n’es pas encore habillée, ma chère ? Passe donc ton joli peignoir ruché et viens tout de suite. Tu as les yeux rouges ? Quelle folie, ma pauvre enfant ! Baignons-les bien vite avec de l’eau parfumée. Dépêchons-nous.

Marianne refusa d’abord de déjeuner, mais il fallut céder aux instances d’Emmeline.

— Ah ! par exemple, je ne te laisserai pas là toute seule à te morfondre. L’appétit vient en mangeant. Bon gré, mal gré, je t’emmène. Papa me l’a dit. Ma chère, je sais bien ce que tu as. Moi-même, tu penses, je n’ai pas été enchantée ; mais, que veux-tu ? puisqu’il paraît que ça ne peut pas être autrement. Quand nous nous rendrions malades ? Les hommes ne sont pas beaux, mais ils sont comme cela : il faut bien s’en arranger.

— Nous ne sommes pas obligées de nous marier, répliqua Marianne.

— Peut-on dire de pareilles choses ! Te voilà toujours avec tes exagérations. Ne pas se marier, bon Dieu ! Et qu’est-ce que nous signifierions alors ? Vieille fille ! J’aimerais mieux être une huître sur un rocher ! Allons, viens, ma belle, je t’en prie !

Marianne se laissa entraîner. Après tout, on mangeait dans une salle où se trouvaient souvent d’autres personnes ; les garçons étaient là, on ne pourrait pas la tourmenter. Puis il fallait bien qu’elle s’habituât à cette lutte. Elle descendit. Albert n’était pas encore là, et Mme Brou se mourait d’inquiétude ; il avait prétendu être de service à l’hôpital, mais avait promis de rentrer à midi.

— Ce duel ! Il sera allé se battre en duel, répétait la mère au désespoir ; et elle parlait de courir Paris à la recherche de son fils, lorsqu’il parut. Ce fut un transport, dans lequel Mme Brou avoua ses craintes.

— Sois tranquille de ce côté, maman, dit Albert en dépliant sa serviette ; M. Pierre est trop intelligent pour vouloir se battre. C’est un homme à qui les idées ne sont pas inutiles à l’occasion, cela lui sert à faire des lâchetés de toutes sortes.

— Ah ! terrible enfant ! tu l’as donc provoqué ? s’écria Mme Brou. Tu m’avais tant promis…

— Sois rassurée, maman ; voici la réponse de ce monsieur, un morceau achevé de haute littérature ! C’est tout ce que mes témoins m’ont rapporté, et je garde le factum pour l’offrir à l’admiration publique.

Albert, en même temps, jeta sur la table une grande lettre pliée en quatre, que son père ouvrit et parcourut.

— Ce n’est pas mal pensé, dit-il ensuite ; mais cela a le tort en effet de pouvoir couvrir la poltronnerie, et M. Pierre s’en relèvera difficilement.

— Voyons ça, dit Mme Brou ; lis tout haut, Emmeline.

« Provoqué en duel par M. Albert Brou, au sujet de mots outrageants et de reproches que je lui ai adressés dans la soirée d’hier, voici ma réponse :

« L’ancien jugement de Dieu, le duel, après avoir été une superstition, n’est plus qu’une sottise et peut devenir un crime.

« Un acte dépourvu en soi de justice et de raison ne peut éclairer le bien ou le mal fondé d’une insulte, et n’a rien dont on puisse s’honorer. »

« Un homme qui se respecte et veut rester homme de bien doit donc le rejeter.