Page:Leo - Marianne.djvu/20

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— Comment cela ? dit-elle étonnée.

— Vous êtes la seule à ne pas vous en apercevoir. Nous avions l’année dernière de fréquentes querelles ; il n’étudiait pas sérieusement. Aujourd’hui il ne manque pas un cours ; je le sais, j’ai vu ses professeurs. Albert est un bon garçon, d’un caractère aimable et facile, et c’est précisément grâce à cela qu’il se laissait entraîner par ses camarades, qui l’aiment beaucoup et ne peuvent s’en passer. Or ce n’est pas du côté de l’école que les excursions avaient lieu le plus souvent ; la jeunesse, hélas ! est frivole. Pour Albert, comme il est très-intelligent, il se disait : « Bah ! je rattraperai cela. » Et il le rattrapait en effet, mais d’une manière légère, insuffisante ; car la médecine est une science infinie et qu’on n’étudie jamais trop. Je souffrais de voir d’aussi belles dispositions, — il en a beaucoup, — ainsi gaspillées ; je me disais : Voilà un garçon qui pourrait devenir peut-être un des princes de la Faculté et qui perd son temps à des niaiseries. Aussi, je vous le répète, Marianne, je vous suis très-reconnaissant…

— Mais vous vous trompez, mon cher tuteur ; je n’ai jamais dit à votre fils le moindre mot… D’abord j’ignorais et puis, je ne me serais pas permis…

— Sans doute, ma chère enfant ; mais cet heureux effet n’en a pas moins été produit par vous, c’est-à-dire par les leçons qu’il vous donne, où il met non-seulement de l’amour-propre, mais un sentiment d’intérêt, d’affection… sincères. C’est parce qu’il veut être digne de son élève que maintenant il se donne à l’étude avec plus d’ardeur.

— S’il en est ainsi, dit Marianne avec émotion, c’est moi qui dois lui être reconnaissante.

Touchée des bontés qu’on avait pour elle dans cette famille où l’on s’empressait à prévenir ses désirs, elle se sentait heureuse d’y avoir une influence utile ; de plus, elle sut à Albert beaucoup de gré de s’améliorer à cause d’elle. C’est en effet la plus grande séduction qu’on puisse exercer sur une personne d’un caractère élevé que de lui faire croire qu’on s’améliore sous son influence ; tous les bons instincts conspirent en ce cas sous forme d’attachement sérieux.

De ce moment, l’intimité d’Albert et de Marianne fit de grands progrès, et la jeune fille y mit une bonne volonté qui força les réserves un peu boudeuses d’Albert. En dépit des préjugés dont il avait l’héritage, et qui le mettaient en garde contre une jeune fille très-intelligente et très-curieuse de savoir, il fut bientôt vaincu par la simplicité, la bonté, la grâce de Marianne, qui d’ailleurs le traitait en frère aîné. Les leçons se prolongeaient, sans qu’il s’en aperçût, beaucoup au delà de l’heure, et souvent des conversations fortuites empiétaient sur les leçons.

Comme il est d’usage dans la nouveauté des affections, Albert ne se montrait à Marianne que par les beaux côtés de sa nature. Un peu de timidité, d’embarras même, vis-à-vis de cette jolie fille, lui seyait admirablement, en effaçant cette quasi-fatuité, cette satisfaction de soi qu’il portait dans ses relations habituelles. Avec cela, possédant bien son sujet, qu’il avait étudié d’avance, et dont il avait pris soin d’éplucher ou de voiler les passages scabreux, il offrait l’image d’un jeune homme à la fois savant et modeste, plein de délicatesse. Il finit par être pour Marianne la personne de la maison avec laquelle elle se sentait le plus en rapport, et dont elle recherchait le plus volontiers la conversation. Albert, en effet, avec ce même charme de jeunesse que recherchent naturellement les jeunes, était autrement aimable et varié qu’Emmeline, et ce fut très-naïvement que Marianne marqua sa préférence pour lui.

La pauvre Emmeline était cependant martyre sacrée de l’amitié, du moins de la parenté, en ce qui touchait le deuil de Marianne, et ce n’était pas sans peine qu’elle cachait les regrets, les soupirs, les larmes amères que lui causait son absence des fêtes de l’hiver. Déjà deux bals — des bals superbes ! — s’étaient donnés sans qu’elle y parût. Quelle douleur pour une fille de 18 ans, qui n’a que deux objets en tête, briller de sa personne et conquérir un mari. Un jour, ses yeux rouges la décelèrent ; un mot de Mme Brou livra le secret, et Marianne, très-affectée de se voir une cause de chagrin pour sa cousine, obtint que l’on voulût bien, la laissant à la maison, conduire Emmeline au bal. Ces dames, dès lors, allèrent en soirée, accompagnées d’Albert, et le docteur resta près de sa pupille.

— Et pourquoi ne pas y aller vous aussi ? lui disait-elle, je puis bien rester seule.

— Laissez donc, répondait le docteur, ne voyez-vous pas que je suis trop heureux d’avoir une raison ?

— Comment donc ? ce ne serait pas convenable ! s’écriait Mme Brou.

Et Marianne, étonnée, répétait :

— Pourquoi ?

Mais le docteur, dans les soirées en tête à tête avec sa pupille, était si bonhomme et si aimable que Marianne en effet, ne put croire qu’il regrettât le bal. Brochant sur les leçons d’Albert, il éclairait de son expérience la littéralité du livre, racontait, mêlait la vie au précepte. Il parlait aussi de philosophie, de littérature, semblait un homme universel à cette écolière de dix-huit ans. En outre, elle l’aima ; car il était si bon ! La famille