Page:Leo - Marianne.djvu/205

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Fauvette sauta sur son waterproof, pendu à un clou du mur, et, l’endossant à la hâte :

— Je ne veux pas qu’elle aille seule, et elle le serait sûrement sans moi.

— Voici mon adresse, dit alors Marianne en lui remettant une carte ; je quitte Paris demain. Si tu avais besoin de moi avant le 10 octobre, écris-moi ; mais d’ici là…

Elle voulut lui remettre sa bourse. Fauvette l’écarta vivement.

— Non, non cela me gâterait le bonheur que tu m’as donné. Je m’arrangerai, ne t’inquiète pas. J’ai maintenant de la joie et de l’espérance. Tout ira bien.

Elles descendirent ensemble et se quittèrent au seuil de la maison. De l’autre côté de la rue, s’arrêtait le corbillard des pauvres, et seule en effet, un moment après, Fauvette suivait le triste convoi. Quand Marianne rentra à l’hôtel, le plus profond silence régnait encore dans la chambre de M. et Mme Brou et dans celle d’Emmeline. Marianne glissa devant leurs seuils et rentra sans bruit dans sa chambre. Elle n’aurait pas de scène à subir, son escapade restait ignorée.

I
Pierre à Marianne.
Mademoiselle,

Vous voulez connaître mon sentiment et ma foi ? Vous en avez besoin, me dites-vous. Puissent-ils en effet vous aider ! Ils sont à vous, comme le serait ma force entière, si jamais elle pouvait vous être utile. De théorie, je n’en ai d’autre que celle que me donnent à la fois la nature et la justice. Je vais donc vous dire ce que je crois, ce que j’ai compris et pensé. Mais c’est vous qui me le demandez ? vous, qui savez si bien ce qu’on doit faire, et le faites avec tant de décision et de fermeté ? Toutefois je ne discute pas votre volonté. Et pourquoi le ferai-je quand elle me rend si heureux ?

Avant tout, laissez-moi vous dire combien j’admire votre visite à Fauvette. Non, cette démarche n’est pour moi ni fausse ni extraordinaire ; elle est digne d’une âme telle que la vôtre. Je ne suis pas, vous le savez, de ceux qui disent : Fait-on cela ? mais de ceux qui se demandent : Cela se doit-il faire ? Oui, vous avez bien fait. Je connais cette jeune personne assez pour la croire bonne, sincère et fort au-dessus de la situation qu’elle subit. Cependant elle aurait pu y glisser vous la sauverez. Oui, mademoiselle Marianne, Fauvette et vous, si étrange au premier abord que cela paraisse, vous êtes solidaires. Et vous l’avez deviné ! Ah ! que vos inspirations, mademoiselle, sont grandes et profondes ! Il faut que vous me permettiez de vous le dire, j’en ai trop besoin.

Pour répondre à toutes les questions de votre lettre, sachez bien que je n’ai jamais pu vous en vouloir. Vous, à votre gré, vous pouvez me causer beaucoup de douleur ou beaucoup de joie ; mais je ne saurais vous en vouloir jamais, et cette estime, cette affection dont vous m’assurez me causent un orgueil, un bonheur immense.

La question des relations de l’homme et de la femme, autrement dit celle de la justice ou de la vérité dans l’amour, ou encore la question du droit de la femme, découle d’une question plus générale, posée depuis le commencement des siècles : l’émancipation même de l’humanité. Elle en découle ou plutôt elle y est enveloppée, car elle en est aussi génératrice à beaucoup d’égards. Suivant que ces relations ont été comprises, le progrès s’est fait plus ou moins. Où la loi séquestre la femme, le progrès est nul ; où les mœurs font de l’amour un acte purement charnel, le cerveau humain se pétrifie. Dans les pays, dans les temps au contraire où la femme agit, se mêle à toute chose, la vie court à grands flots dans les veines des peuples, le cerveau pense et le progrès marche. Mais, comme cette action est partout encore détournée, contrainte, obligée pour s’exercer de s’épuiser en détours, les mœurs sont hypocrites, la logique est faussée, la loi est arbitraire.

La question de la femme est permanente ; mais elle reste confondue, noyée dans la question humaine, qui va changeant de phases et de noms selon les temps ; des castes aux cités, des cités aux classes, toujours la même au fond, mais de plus en plus victorieuse de l’injustice et de plus en plus développée, jusqu’à cette proclamation d’affranchissement général et de paix, qui est devenue le champ de bataille actuel : Tous les hommes, — c’est à dire tous les êtres humains, — sont égaux en droits.

Proclamation sublime et décisive, préparée par vingt siècles d’efforts, de pensées, de luttes, et dont les adversaires de la femme ont fait une question grammaticale.

C’est à partir de cette époque seulement que le droit de la femme se pose et que sa revendication s’affirme nette et précise. C’est aussi la question des mœurs, mais c’est avant tout la question démocratique elle-même. Il s’agit du droit humain. Je ne sais point deux façons de le comprendre : l’être est autonome par cela seul qu’il est soi, et que la volonté, la doctrine, les coutumes d’un autre, ne sont pas plus faites pour s’imposer à son entendement ou à son désir, que la chaussure d’un autre n’est faite pour son pied. L’être est autonome, parce que la vérité absolue n’appartient à qui que ce soit ; l’être est autonome, parce qu’entre deux opinions, qui