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VI
Pierre à Marianne.

Je vous aime ! je vous aime ! ô Marianne ! Tant de bonheur m’éblouit. À présent, j’ai peur de mourir !

Oh ! comment ferai-je pour vous rendre assez de bonheur. Vous faire une vie digne de vous ? Je veux devenir meilleur, grand, s’il est possible ; je voudrais être infini pour vous offrir une vie toujours plus vaste, un amour toujours nouveau. Mais je vous aime tant que, pour l’amour du moins, ce sera peut-être ainsi.

Sans espoir, déjà, Marianne, j’étais à vous, Depuis que je vous connais, aucune femme n’a pu me toucher, et je croyais pourtant n’être que votre ami. Puis l’amour m’a pris, plus fort que ma volonté, et, las de lutter, désespéré, mais heureux malgré tout de vous aimer, je m’étais résigné à vivre de cette douleur, si puissante et si chère que je la préférais à la guérison. Je ne vous aurais jamais parlé. Mais vous m’aimiez, Marianne. Dès lors je n’ai plus, je ne puis plus avoir de scrupules. Il ne me reste qu’à justifier votre choix, et à porter dans votre vie de tels biens que je ne puisse pas rougir d’avoir accepté les vôtres.

Ô cher idéal ! que je croyais ne jamais réaliser

. . . . . . . . . . . . . . .

Mais une lettre d’amour de huit pages paraitrait bien longue au lecteur, et peut-être même à une lectrice qui n’y serait pas personnellement intéressée. Aussi vaut-il mieux ne pas transcrire cette lettre jusqu’au bout et se borner à enregistrer la seule nouvelle qu’elle contint : il restait encore quelques jours d’examens avant les vacances, et Pierre allait se faire recevoir docteur.


XX

Peu de jours après le retour des Brou à Poitiers, il n’était bruit dans la ville que de mariage de Mlle Emmeline Brou avec un sous-préfet, dont elle avait fait la connaissance à Paris, homme riche, noble, bien en cour, enfin un parti superbe. Les bonnes gens admiraient ; les envieux cherchaient la petite bête et en trouvaient toujours quelqu’une. La noblesse mit ses lunettes pour découvrir l’origine de ce M. de Beaujeu, et ricana fort de sa gentilhommerie ; les bourgeois en haussant les épaules, raillèrent la pitoyable vanité du docteur et de sa famille, et a en prit occasion de citer les alliances les plus éloignées qu’avaient pu faire ses ancêtres avec les de tels ou tels. Ce n’était pas pour s’en vanter ; mais seulement parce que la chose venait à propos. De vieilles Poitevines trouvèrent mauvais que Mlle Brou, Poitevine pur sang, eût été prendre un étranger ! Il était si simple de se marier à Poitiers, où les jeunes gens de bonne famille ne manquaient pas.

— Voyez-vous, ajoutaient-elles, la fille de Pauline Chouron, la petite-fille du père Chouron, de Neuville, épouse un de. Ça ne fait-il pas pitié ? Il est vrai qu’il se parait que ce de n’est que de la frime.

Les vieilles bourgeoises poitevines dédaignent absolument de parler français.

— Quel dommage que le vieux et la vieille Chouron ne soient plus de ce monde ! La grand’mère viendrait au mariage avec sa cornette, et le grand-père avec ses sabots. ça n’empêche pas que les Brou font un fla-fla !… Des diamants, à ce qu’on dit ; toutes les robes faites à Paris chez la meilleure faiseuse ; comme s’il n’était pas plus simple de donner cette aubaine aux ouvrières de Poitiers… Ces Brou ont des mérites : la mère est une femme pieuse et respectable, le mari est un homme de science et un homme d’ordre ; mais la vanité les perd. Cette petite vous prend des airs ! Dieu ! quand elle sera Mme la sous-préfète, le roi ne sera plus son cousin.

Les mariages bourgeois s’enlèvent comme une affaire. Quinze jours s’étaient à peine écoulés qu’Emmeline était Mme de Beaujeu. À l’apparition du prétendu, les commérages devinrent formidables. On se mit en campa gne pour le voir, on se fit des visites rien que pour en parler. Il avait assisté à la messe de paroisse dimanche matin ; c’était un homme bien mis et d’assez grande tournure, mais… — Ah ! quelle variété de mais : le nez, les cheveux, la barbe, les dents, les rides du coin de l’œil, les bras et les jambes, tout y passa, et, ce criblage terminé, la couleur des cheveux n’avait pas résisté, non plus que certaines parties de la mâchoire, et l’âge avait été reconnu, à une année près.

— Ah ! ah ! ah ! à la bonne heure ; on commençait à comprendre. Aussi la petite Brou ne pouvait avoir trouvé pareille pie au nid. Il y avait une grosse tare ! C’était un vieux, et il n’en avait pas pour longtemps à faire le beau, surtout prenant une jeune femme, qui vous avait un air…

Ah ! si Emmeline avait entendu tous ces propos, elle aurait peut-être soupçonné que sacrifier en ce monde à la vanité est une grosse mystification.

Les jeunes époux ne pouvaient pas manquer de faire un voyage. Ils partirent pour l’Oberland.