Page:Leo - Marianne.djvu/213

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leur dernière explication. Depuis elle l’avait traité en cousin seulement, et il n’avait osé demander davantage. Il essayerait cependant.

Il était donc parti pour Montpellier et avait pris avec émotion congé de Marianne en lui disant qu’il allait s’efforcer du moins de regagner son estime.

— Vous faites bien, mon cousin, lui avait répondu la jeune fille, de vouloir conquérir le doctorat le plus tôt possible, et j’espère vivement que vous réussirez.

Aussitôt après le double départ d’Albert et d’Emmeline, on alla passer les vacances à Ligugé. Là on voyait très-peu de monde ; Mme Touriot seule vint assez fréquemment. Elle parlait quelquefois d’Horace Fauque, ce qui, vu l’intimité de cette dame avec la préfecture, n’avait rien d’étonnant. Un jour, en se promenant avec Marianne près de la rivière, Mme Touriot, après une tirade poétique sur le charme de ces bords, le bras affectueusement passé autour de la taille de la jeune fille, fut saisie d’un accès de confidence. Elle dit à Marianne que ce pauvre garçon (c’était Horace Fauque) était vraiment insensé ; il avait entendu dire que tout projet d’union entre le fils du docteur et sa pupille était rompu, et Mme Touriot avait eu beau lui affirmer, — elle n’en savait rien, non plus que de l’union projetée, ne se mêlant point de ce qui ne la regardait pas ; mais enfin elle avait cru bien faire de parler ainsi ; — elle avait eu beau lui affirmer que ce n’était là sans doute qu’un faux bruit : il persistait à bâtir là dessus des rêves, des espoirs à perte de vue, et il serait charitable peut-être de le détromper…

Marianne avait senti le piége, et, se dégageant doucement de l’étreinte de Mme Touriot, sous prétexte de cueillir une belle marguerite, elle avait répondu en riant qu’elle n’avait point de confidences à faire aux jeunes gens. Mme Touriot s’était mordu les lèvres, seulement au figuré ; car elle avait plaisanté, souri et s’était montrée charmante comme auparavant, mais elle ne faisait plus de confidences à Mlle Aimont.

Dans l’intérieur de la famille, Marianne était comblée d’attentions et de tendresses ; on la traitait en fille chérie :

— Car nous n’avons plus que vous, mon enfant, disait le docteur.

Et souvent, après le dîner, il lui prenait le bras, l’entraînait au jardin, dans les prés, et déployait pour elle une amabilité charmante, des effusions toutes paternelles. Mme Brou elle-même ne taquinait plus sa nièce et laissait passer bien de légères inconvenances sans les relever. Le deuil de ce père et de cette mère, privés à la fois de leurs deux enfants, de l’aimable fille qui faisait leur joie, était bien touchant. Le regret que ce cher Albert ne fût pas là ; il aurait été si heureux d’offrir un bouquet à Marianne !

— Mais il reviendra dans trois semaines, reprit Mme Brou, et ce jour-là j’aime à croire qu’il y aura deux docteurs dans la maison.

On prenait le café, midi avait sonné, quand la bonne vint dire que M. et Mme Démier étaient là et demandaient à entrer.

— Le charpentier et sa femme ! s’écria Mme Brou, et qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Ils ne me l’ont pas dit, répliqua Louison ; ils ont dit seulement que c’était une chose qui regardait aussi mademoiselle, et très-importante.

— Je m’étonne, dit Mme Brou, que ces gens osent venir ici après les sottises de leur fils ; il n’y a pas à dire qu’ils n’en savent rien, car je le leur ai fait dire, et du reste la femme Démier ne m’a jamais abordée depuis ce temps-là.

— Puisqu’il s’agit de moi, observa Marianne, permettez-moi d’insister pour qu’on les reçoive.

— Après tout, dit le docteur, le père et la mère Démier ne sont pas personnellement responsables pour leur fils, et cependant j’avoue qu’il m’est désagréable…

— Mon oncle, reprit Marianne, je vous en prie !

— S’il en est ainsi, ma chère enfant, je n’ai rien à vous refuser, surtout aujourd’hui.

Et il dit à Louison :

— Faites entrer.

Un instant après, M. et Mme Démier étaient introduits dans la salle à manger. Ils étaient en grande toilette et paraissaient fort embarrassés. Le charpentier était rouge comme s’il eût été menacé d’apoplexie, et le visage de la bonne femme était presque aussi blanc que son bonnet. Marianne alla au devant d’eux, embrassa Mme Démier et serra la main du père de Pierre ; puis elle leur offrit des siéges, toutes choses qui parurent plus que singulières au docteur, et qui horripilèrent Mme Brou.

Les deux braves gens s’assirent après force révérences, mais leur embarras ne diminua pas. Le charpentier, assis les jambes écartées, le dos courbé, tournait son chapeau entre ses mains ; Mme Démier, toujours très-pâle, regardait son mari, comme pour l’encourager à prendre la parole.

Enfin M. Brou demanda « quel motif lui procurait l’honneur de cette visite ». Cette fois, le charpentier partit :

— C’est justement, monsieur Brou, ce que je voulais vous dire. Mais voilà, vous en serez peut-être étonné. Cependant on peut dire, j’ai entendu dire, à ce qu’on dit, que tous les honnêtes gens se valent, n’est-ce pas ?